Après avoir autopsié la conscience d’un pays en racontant le coup d’État du 23 février 1981, puis mis en scène ses amnésies à travers les mensonges d’un imposteur, Javier Cercas revient là où tout a commencé : Le monarque des ombres, conclusion d’une trilogie sans fiction sur l’histoire espagnole, le mène sur les traces du héros de sa famille, Manuel Mena, et sur les champs de batailles de la guerre civile : à la source.
Javier Cercas, Le monarque des ombres. Trad. de l’espagnol par Aleksandar Grujičić, avec la collaboration de Karine Louesdon. Actes Sud, 320 p., 22,50 €
Manuel Mena n’a jamais connu Javier Cercas. Il est mort le 21 septembre 1938 au cours de la bataille de l’Èbre, portant sur ses toutes jeunes épaules (il avait 19 ans) l’uniforme de l’armée de Franco, dont le coup d’État manqué plongea le pays dans une guerre civile abominable. Grâce à des dizaines de milliers d’individus comme Manuel Mena, aux errements du camp républicain, à la lâcheté des démocraties occidentales et à la complicité de Berlin et de Rome, Franco triompha et tint les rênes d’une dictature qui dura près de quatre décennies. Cela valut à Manuel Mena d’offrir son nom à une rue d’Ibahernando, le fief de la famille Cercas, à sa mère une pension ridicule, souvent perçue en retard. Ce garçon a longtemps été un héros glorieux de la victoire. Aujourd’hui, on le sait : Manuel Mena a lutté pour une cause toxique et appartient au camp des perdants de l’histoire.
Javier Cercas a toujours connu son grand-oncle Manuel Mena. C’était le roman qu’il devait écrire, pensait-il. Manuel Mena était le héros de sa famille, de sa mère en particulier. Du soldat glorieux ne restait aucune trace, sauf une photographie, dont la famille avait fait réaliser sept agrandissements. L’un d’entre eux trônait dans la maison des grands-parents maternels de Javier Cercas, à Ibahernando. L’écrivain nous raconte sa honte face à ce héros encombrant. Il a longtemps gardé pour lui ce passé embarrassant. C’était le roman qu’il n’écrirait jamais, pensait-il.
Javier Cercas est devenu célèbre grâce aux Soldats de Salamine, dans lequel il imaginait qu’un soldat républicain avait sauvé la vie de l’un des idéologues principaux de la Phalange. Un perdant de la guerre sauvant un vainqueur de la guerre. Le Monarque des ombres en propose peut-être une figure symétrique, dans laquelle Javier Cercas, vainqueur de l’histoire, sauve Manuel Mena, perdant de l’histoire. Mais il refuse d’utiliser une béquille à laquelle il recourait dans les Soldats de Salamine : la fiction.
Si Javier Cercas écrit régulièrement des fictions, il est aussi (surtout) un auteur de livres de non-fiction qui sont des romans, et de très grands romans : Anatomie d’un instant, L’imposteur, et désormais Le monarque des ombres. Ces trois livres ne font pas que se proclamer non-fictionnels ; ils manifestent de façon argumentée, abrupte, presque violente, le refus de « l’affabulation ». Anatomie d’un instant était la conséquence d’un revers : c’est en échouant à tirer du 23-Février un roman « à la Dumas » que Cercas parvenait à écrire un chef-d’œuvre. L’imposteur et Le monarque des ombres fonctionnent plutôt comme des ateliers du roman, dans lesquels le lecteur observe la fabrication du livre, les interrogations de son auteur, le lent processus d’enquête et de réflexion, que le style de Javier Cercas magnifie. Cette transparence lui permet de préciser, dans ces deux derniers ouvrages, les motifs de son rejet de la fiction. Je crois qu’il a à voir avec le doute.
Le doute nous cueille dès la troisième phrase du Monarque des ombres : « C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre ». Toute l’histoire de Manuel Mena se cache dans l’écart entre la première et la troisième proposition ; ce qui s’est passé pendant ses deux années sous l’uniforme franquiste, objet de l’enquête menée par Javier Cercas, et qui comblera le blanc que suggère ce « du moins ». Cette tournure résume, peut-être, l’objectif — s’il y en a un — de cette trilogie espagnole : interroger sans cesse un pays arc-bouté sur ses certitudes.
Plus tard, Javier Cercas analyse les origines de la guerre civile telles qu’on a pu les observer dans son village. Les aristocrates d’Ibahernando vivaient à Madrid et possédaient les terres, que les serfs exploitaient sans grande variation dans leurs conditions d’existence, du Moyen Âge jusqu’au tournant du XXe siècle. C’est alors qu’une minorité de paysans entreprit de louer les terres des aristocrates absents. Elle commença ainsi à prospérer, surtout aux yeux de la majorité des paysans qui se trouvaient désormais sous la dépendance de ces « contremaîtres ». Avec l’argent des terres louées, ceux-là devinrent de petits propriétaires. Ces paysans avec terre s’imaginèrent en riches patriciens, alliés des aristocrates, et les paysans sans terre les virent désormais ainsi. Ibahernado commença à nourrir « des fantasmes primaires d’inégalité ». Car en réalité, tous les paysans demeuraient pauvres, et aucun ne possédait d’intérêt commun avec l’aristocratie. Sur cette « fiction » grandirent deux camps que la guerre civile transforma en réalité. La fiction avait mis le ver dans le fruit. Javier Cercas pouvait-il dès lors, moralement, utiliser la fiction pour raconter cette histoire ?
Si on enlève le terme « moralement », je pense que oui. Un écrivain « politique » aurait peut-être pu le faire. La trajectoire de Manuel Mena, au fur et à mesure que Javier Cercas la découvre, n’est pas si rectiligne. Elle constituerait un objet idéal pour un écrivain « politique ». Mais Javier Cercas n’est que très peu « politique », au sens littéral comme au sens figuré. D’ailleurs son ami David Trueba l’invite à renoncer au projet : les Espagnols n’ont pas envie d’entendre l’histoire de Manuel Mena. Mais c’est sans doute ce que les Espagnols doivent entendre.
Javier Cercas est un écrivain de l’éthique. Sa grande question est la suivante : qu’est-ce-qu’un geste héroïque ? Le monarque des ombres déplace un peu le curseur en se demandant : qu’est-ce-qu’une mort héroïque ? Dans Anatomie d’un instant, Javier Cercas avait fait de ses trois protagonistes, le premier ministre Adolfo Suarez, son ministre de la défense, le général Manuel Gutierrez Mellado, et le premier secrétaire du parti communiste espagnol, Santiago Carillo, trois héros de la retraite. C’est à partir de ce concept de Hans Magnus Enzensberger que l’écrivain étudiait leur geste héroïque — eux seuls étaient restés debout à l’entrée des putschistes dans les Cortes, le 23 février 1981, alors que tous les parlementaires s’étaient mis à couvert. « Dans l’Espagne des années 1970, le mot « réconciliation » était un euphémisme du mot « trahison », parce qu’il n’y avait pas de réconciliation possible sans trahison, du moins sans que certains trahissent. […] Dans un certain sens [les trois hommes] trahirent leur loyauté envers une idée fausse pour construire leur loyauté envers une idée juste, ils trahirent le passé pour ne pas trahir le présent. ». Et, plus loin : « peut-être ne savons nous pas exactement ce qu’est la loyauté ni ce qu’est la trahison. Nous avons une éthique de la loyauté, mais nous n’avons pas une éthique de la trahison. Nous avons besoin d’une éthique de la trahison. »
La période de la Transition oblige à appliquer une éthique de la trahison, qui permet la réconciliation. La période de la guerre civile et de la dictature, qui est celle de l’extermination de l’adversaire, ne connaît que l’éthique de la loyauté. Javier Cercas montre que le destin de Manuel Mena a été façonné par la tension entre des loyautés contradictoires et paradoxales ; mais le soldat n’a jamais eu la possibilité de trahir sa loyauté à cette idée fausse qui l’a conduit à la mort. C’est ici qu’intervient l’écrivain, âgé de treize ans à la mort de Franco : alors que ses ancêtres ont été ligotés par leur loyauté (Manuel Mena à la Phalange et à la guerre, sa famille à Manuel Mena, ce soldat glorieux), l’écrivain, lui, peut « trahir » momentanément en cherchant l’héroïsme de cet ancêtre qui lui fait honte. Il « trahit » ainsi son camp, en essayant de comprendre l’adversaire, il « trahit » les certitudes du présent en rendant sa complexité au passé.
Mais cette éthique de la trahison est aussi une éthique de la loyauté : à la littérature bien sûr, mais pas seulement. La dernière page d’Anatomie d’un instant en donnait la clé : le père de Suarez, suariste obstiné, était confronté aux questions de son fils sur cette adhésion, et finissait par répondre : « Parce qu’il était comme nous. » Le livre s’écrivait moins pour comprendre Suarez que pour comprendre un père, et pour comprendre sa loyauté. « J’avais compris que je n’avais pas si raison que cela et qu’il n’avait pas si tort que cela. » Écrire cette révélation était le seul moyen de lui être loyal.