À l’heure de la mondialisation, tous les modes de pensée qui peuvent être associés à la domination des Occidentaux sont remis en cause. C’est l’occasion d’une ratatouille conceptuelle dans laquelle on jette aussi bien le cynisme impérialiste et le racisme des colons blancs que le capitalisme financier, la modernité technique, voire l’universalisme rationaliste. S’il y a peut-être lieu de « décentrer l’Occident », un tri s’impose si l’on ne veut pas ouvrir la porte à la violence irrationaliste. Thomas Brisson s’y livre avec les outils de la sociologie.
Thomas Brisson, Décentrer l’Occident. La Découverte, 280 p., 22 €
D’anciens colonisés, qui prétendent que leurs ancêtres n’ont jamais pratiqué l’esclavage, assimilent la colonisation à un « crime contre l’humanité » égal en gravité à l’extermination des Juifs par les nazis et leurs suppôts. Il est vrai que beaucoup d’entre eux tiennent l’antisémitisme pour une opinion anodine et légitime. À les entendre, l’humanité n’aurait jamais connu d’autre impérialisme que le colonialisme des Européens, lequel aurait été d’autant plus pernicieux qu’il s’abritait derrière un discours universaliste. Plutôt que de dénoncer la contradiction entre la pratique des colonisateurs et leur idéal proclamé, on met en cause l’universalisme même.
Cette critique radicale d’une valeur par excellence de l’Occident rationaliste et démocratique est proférée depuis les États-Unis. Le paradoxe est frappant et pourrait justifier une critique virulente de ces idéologues. Chacun sait que les Américains n’ont jamais eu de colonies, même pas Porto Rico ou les Philippines. Quand ils présentent leur guerre d’indépendance comme une révolte anticoloniale, c’est à peu près comme si l’indépendance de l’Algérie avait été proclamée par les pieds-noirs après que ceux-ci auraient massacré la quasi-totalité des Arabes et enfermé les survivants dans des réserves.
Plus encore qu’une valeur, l’universalisme est pour l’Occident un principe fondamental, celui qui justifie l’égalité entre tous les êtres humains et fonde la démarche rationnelle. Le contester, c’est, d’un même mouvement, refuser l’égalité des êtres humains et prétendre se passer de toute rationalité. On a vu vers quoi cela mène, entre dictature, cléricalisme et inégalité des sexes. Certains de ceux qui sont passés du tiers-mondisme aux postcolonial studies découvrent désormais des beautés progressistes dans un radicalisme religieux dont la première vertu est de déplaire aux héritiers de Voltaire. Il est vrai que celui qui parlait d’écraser l’infâme n’était pas vigoureusement hostile à l’esclavage, mais on pourrait invoquer la mémoire de Condorcet, lequel n’avait aucune complaisance pour les religieux et sut se battre à la fois contre l’esclavage des Noirs et pour l’égalité des sexes. Comment discuter avec des gens qui refusent les contraintes de la rationalité ?
Thomas Brisson fait plus et mieux qu’entrer dans un débat aussi manifestement faussé ; il propose une sociologie historique des principaux idéologues postcoloniaux. On s’irrite de lire au tout début de son livre qu’il a conservé « les transcriptions des noms propres les plus communément adoptées », c’est-à-dire celles des « éditions américaines » ; mais cette irritation retombe quand on saisit la raison de ce parti pris : c’est que tous ces idéologues postcoloniaux sont américains. Le lecteur fait plus alors que de pardonner à l’auteur, il voit que cette affaire de transcription n’est que l’aspect le plus immédiatement visible du problème qu’aborde son livre. Car, américains, ces idéologues postcoloniaux ne le sont que depuis une date récente. Qu’ils soient d’origine chinoise, arabe ou indienne, beaucoup ont étudié dans des universités américaines et la plupart y enseignent. Nous dirions « exilés » ou « immigrés », Thomas Brisson a une formule plus riche de sens quand il préfère les dire « déplacés ». Il touche juste, en effet, avec sa notion de déplacement : « entre deux mondes, dit-il, les intellectuels postcoloniaux sont déplacés aussi bien en Occident que par rapport à leur monde d’origine ». Il ne suffit pas de le dire : tout l’intérêt de son travail tient à sa capacité de le montrer en acte sur un certain nombre de cas précis étudiés de près.
Il y eut, au XVIe siècle, la colonisation de l’Amérique par les puissances ibériques, la tentative de christianisation de la Chine par Matteo Ricci et du Japon par François Xavier. Et puis vint la réaction nette du shogun Tokugawa Iéyasu au début du XVIIe siècle : fermer le Japon à la fois au christianisme et à la technologie qui, développée dans les pays chrétiens, assurait à ceux-ci une puissance démesurée. C’est à ce prix que le Japon a résisté à l’occidentalisation, tant idéologique que technique. Était-ce souhaitable du point de vue de l’intérêt des Japonais eux-mêmes ? D’une certaine manière, ceux-ci n’ont pas eu le choix puisque le commodore Perry leur a fait comprendre manu militari le 8 juillet 1853 qu’ils devaient s’ouvrir aux Occidentaux. Ce fut néanmoins une décision japonaise que celle, prise quinze ans plus tard, d’ouvrir l’Empire du Soleil levant à la technologie des Occidentaux et, par là même, à leur mode de pensée. Cette histoire ancienne reste exemplaire de la manière dont se pose le problème pour les pays non occidentaux : doivent-ils faire leurs les valeurs théoriques et les techniques qui ont assuré à l’Occident la primauté mondiale, ou n’y voir qu’un instrument de domination dénué de toute authentique universalité ?
Le problème s’est posé pour les Chinois, quand le confucianisme traditionnel est mort avec l’empire Qing et la proclamation de la République en 1911. Il s’est posé aussi pour des pays comme la Corée du Sud, Taïwan ou Singapour, quand ils sont devenus des « dragons » économiques dans les années 1970. Il s’est posé, quoique dans des termes un peu différents, dans les pays qui avaient constitué les empires coloniaux français et anglais. À chaque fois, on voit bien que la modernisation et le développement du pays passent par une occidentalisation, mais aussi que la culture nationale y perd une part de ses spécificités. On peut d’ailleurs envisager dans cette perspective les débats actuels en Europe sur les bienfaits ou méfaits d’une mondialisation destructrice de particularités auxquelles nous sommes attachés comme à autant de richesses culturelles. Les Français le ressentent avec une acuité particulière en matière alimentaire.
Ce qui est frappant, et que montre bien Brisson, c’est que les positions sont loin d’être constantes et prévisibles. On voit ainsi Pak, le dictateur pro-américain de Singapour, vanter la tradition confucéenne contre la modernité occidentale. C’est qu’à ce moment-là le caractère conservateur d’un retour vers le confucianisme lui importe plus que la dimension moderniste d’une pensée occidentale qui, au moins verbalement, fait de l’universalisme une valeur fondamentale. À suivre les générations successives d’intellectuels susceptibles d’être sensibles à ce problème, on perçoit la grande variabilité des discours anti-occidentaux, dans leur contenu et plus encore dans leurs motivations. Pour le dire vite, ces discours viennent tantôt de la droite, tantôt de la gauche ; il peut même se produire que certains de ces intellectuels passent d’un côté à l’autre, comme cet Égyptien d’abord communiste, pro puis anti-nassérien, qui peut se retrouver du côté des Frères musulmans.
Il serait trop facile de ne voir là que la versatilité de quelques-uns. Le fond du problème est plutôt l’impossibilité où l’on est d’adopter une position claire et définitive sur la question. D’une part, il faut bien constater que la puissance des Occidentaux – et, partant, leur expansionnisme – a partie liée avec leur fascination pour l’innovation technique, laquelle n’est pas sans rapport avec leur mode de pensée. D’autre part, il est peu contestable qu’en voulant lutter à armes égales avec eux on perdra des valeurs auxquelles on peut être légitimement attaché et qu’on peut même juger préférables à l’individualisme occidental. L’exemple du Japon de l’ère Meiji prouve que l’on peut combiner modernisation et occidentalisation avec une authentique persistance de valeurs traditionnelles. Le Japon n’est pas moderne à la manière américaine – mais Mishima fit seppuku pour faire entendre qu’il l’était déjà beaucoup trop.
À défaut d’être en mesure de proposer un compromis tenable, on peut se risquer à distinguer entre les domaines selon leur plus ou moins grande universalité. N’en déplaise aux éventuels émules de Lyssenko, la génétique mendélienne a une portée non moins universelle que celles de la physique et des mathématiques. Il en va différemment dans le registre des sciences humaines car leur objet même fait qu’elles ne peuvent effacer le poids de la subjectivité. Y compris donc dans le champ de ce qui s’efforce à la scientificité, on peut dire que, si l’universalisme est bien une valeur d’origine occidentale, toutes les valeurs occidentales ne sont pas universalisables. C’est ainsi qu’il est difficile de ne pas suivre Edward Said quand il dénonce « l’orientalisme » construit par des Occidentaux paternalistes et peu respectueux des cultures différentes de la leur. Mais cet orientalisme ne pouvait prétendre à l’universalité, ce n’est rien d’autre que la subjectivité de certains peuples, en l’occurrence occidentaux, qui s’efforcent d’imposer leur vision des choses à d’autres peuples. Il en va différemment si l’on parle de valeurs politiques comme celles que récapitule la Déclaration universelle des droits de l’homme : l’égalité des sexes ou l’interdiction de l’esclavage ne sont pas relatives à une certaine culture ; elles ont par nature une portée universelle. Les Occidentaux que nous sommes doivent avoir le courage de déclarer inacceptable toute tentative d’énoncer une liste de « droits de l’homme de tel peuple ou telle religion » qui nierait l’égalité des sexes ou justifierait l’esclavage. Que les colonisateurs aient souvent violé les valeurs universelles qu’ils disaient porter n’est en rien un argument tenable contre ces valeurs elles-mêmes.
Voilà comment, en présentant de façon détaillée les parcours suivis et les arguments avancés par des intellectuels de générations successives, Thomas Brisson fournit un matériau remarquable pour affiner la réflexion sur ce problème majeur qui, après la fin de l’ère coloniale, nous touche à notre tour très directement.