L’écoute de l’étranger

Maison d’âme, c’est comme si Une petite fenêtre d’or (La Coopérative, 2016) avait une petite sœur. Un livre comme seule Mireille Gansel sait les écrire, qui traverse les décennies et les continents pour parler d’exil et d’accueil.


Mireille Gansel, Maison d’âme. La Coopérative, 104 p., 15 €


L’hospitalité se niche partout si l’on est à l’affût et à l’écoute : dans un mot, un regard, un objet fait à la main. Les voyages (y compris d’exil) se retrouvent dans des mélodies, du violon tzigane à la saudade. De la même façon que les lieux portent les traces invisibles de multiples passages, les mots font se croiser les époques, les pays, procurent un refuge à celui ou à celle qui y retrouve l’écho de son expérience, ailleurs dans l’espace ou dans le temps. Voyage immobile, communion fugace d’esprits voyageurs : « j’apprendrai à habiter le lent passage des mots et des poèmes ».

Contre toutes les noirceurs et terreurs du monde, Mireille Gansel sème souvenirs et évocations comme autant de moments de grâce. Un fil de soie relie le savoir-faire des Canuts lyonnais à celui des tisseuses et musiciennes vietnamiennes, irrigue la quête du mot qui convient à chaque nuance : « me vient ce mot vietnamien xanh qui dit à la fois le bleu et le vert le ciel miré dans l’émeraude des rizières inondées ». Quête nourrie d’exemples puisés ailleurs et pourtant si proches, comme cette citation d’une lettre de Colette à un fabricant de tissus : « que diriez-vous, pour votre moire à grandes ondes, du nom ‟l’eau-qui-dort” ? ».

Mireille Gansel, Maison d'âme

La « maison d’âme », c’est tout ce qui abrite une lueur, un espoir, y compris une porte ouverte ou une main tendue. À l’heure où les réfugiés affluent vers l’Europe, lancés dans des périples aussi périlleux que ceux des oiseaux migrateurs observés en Grande-Bretagne, Mireille Gansel bâtit des ponts entre eux et les exilés et persécutés d’hier. Il existe aujourd’hui en Europe, malgré une tendance au repli sur soi, quelques lieux qui les accueillent, tel ce Heimatmuseum autrichien qui « s’est positionné dans la vallée comme médiateur, modérateur dans les dissensions, affrontements, prises de position et décisions liés à cette ‟brisante Präsenz” des demandeurs d’asile ». Il donne à voir des créations actuelles d’Africains, de Mongols, de Tchétchènes à côté de l’artisanat traditionnel régional, lui-même fruit d’anciennes migrations : « les humbles objets témoins des migrations qui firent, au long des siècles, l’histoire de ces vallées, migrations de misère et de survie : muletiers, enfants saisonniers venus de Souabe, coupeurs de choux, moissonneurs, vagues migratoires d’Alsaciens, de Walser, de Lombards ».

Il ne semble pas anodin que le texte consacré à ce Heimatmuseum autrichien soit le plus long du livre : « Heimatmuseum : comment traduire ce mot ? et déjà Heimat ? le pays natal et la maison, home, le chez-soi. » Laissons un instant la parole à Bruno Winkler, cité dans ce texte qui lui est aussi adressé : « C’est vrai, le concept de Heimat – Heimatmuseum a été perverti de la pire manière dans le passé et l’est encore aujourd’hui par une idéologie de l’exclusion de ‟l’autre”, des ‟autres”. Mais pour nous, Heimat doit devenir synonyme de pays d’accueil, et le musée, le Heimatmuseum, lui aussi doit prendre sa part dans ce pays d’accueil. » Il s’agit donc aussi, de la manière la plus concrète qui soit, de réhabiliter un mot, comme avait tenté de le faire sur le plan romanesque, il y a quarante ans, Siegfried Lenz avec son Heimatmuseum, l’histoire d’un homme qui choisit de détruire le musée et les objets patiemment rassemblés qu’il contient plutôt que de les voir récupérés par le national-socialisme.

Ce texte s’intitule « Rendre un mot habitable », ce qui sonne comme un écho du titre Maison d’âme et résume en un sens la démarche de l’auteure. Elle cherche les mots qui peuvent créer du réconfort, de la proximité, les mots et autres productions humaines qui permettent de trouver du familier partout – du poisson d’or qui fait briller ses écailles dans des contes du monde entier à la tendre malice d’un Charlie Chaplin universel au-delà des mots. Mireille Gansel s’emploie à trouver ces dénominateurs communs, ce qu’on a en partage : quand ce sont des sensations, des images, des sons, elle les met en mots ; quand ce sont des mots, elle les invoque en miroir, les agence en échos, les tisse en liens. Toujours convaincue « qu’aucun mot parlant de l’humain n’est intraduisible », avec sa voix singulière nourrie de tant d’autres, elle démontre une nouvelle fois le pouvoir de régénération de chaque langue et la richesse de la diversité humaine.

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