Ego en Arcadie

Inadapté au monde moderne, un couple trouve refuge dans une communauté du sud de la France. Là, leur fille Farah grandit heureuse car loin de tout. Devenue adolescente, elle vit un amour passionné avec le fondateur de ce Paradou pour hippies désaxés. Cependant le temps passe. Et la jeune fille et « les convulsions inévitables de sa jeunesse » menacent ce Venusberg en plein délire obsidional.


Emmanuelle Bayamack-Tam, Arcadie. P.O.L, 446 p., 19 €


Emmanuelle Bayamack-Tam, Arcadie

Emmanuelle Bayamack-Tam © Hélène Bamberger

Enfin, Farah se décidera à affronter le monde extérieur. Chute hors de l’Éden donc, mais chute salvatrice. Dépassant la variation, Emmanuelle Bayamack-Tam l’emmêle à un boisseau de peurs et d’espoirs qu’une seule question résume : où pourrons-nous vivre demain ? Partant d’une interrogation spatiale, ce roman de formation renvoie pourtant dos à dos communauté autonome et civilisation industrielle, faisant primer le temps sur l’espace. Ainsi, déliée de tout territoire, l’utopie s’inscrira peu à peu sur le corps de Farah, cette « fille qui s’achemine vers une anatomie qui ne sera pas un destin ». Personnage hors normes, cet « hermaphrodite anadyomène » en pleine métamorphose se met à injecter partout fluidité et trouble. Plus d’histoire de dedans ou de dehors, place à la sexualité inattendue d’un individu que l’on n’assignera pas. Farah finit par importer son grand message, l’amour, dans le vaste monde : « L’idée, c’est de constituer une brigade volante, une force d’intervention nomade se déplaçant au gré des zones à défendre au lieu d’opérer depuis un relais-château. »

Conte, Arcadie appelle à s’émanciper de sa communauté première. Portrait, il célèbre le décloisonnement identitaire. En somme, une épopée de la déterritorialisation. Néanmoins, Farah, en choisissant de vivre dans le siècle, en épouse aussi les séductions : « la surexcitation est le climat dans lequel j’évolue désormais, bien loin des quatre saisons paisibles qui ont rythmé ma vie d’avant ». Venant d’un univers clos, elle découvre l’infini du désir tout en succombant aux attraits du capitalisme festif. Avec sa plasticité identitaire et sa mobilité, le personnage peut se lire comme le très actuel symbole de la « disruption ». L’anormalité de Farah n’est qu’apparente : il n’y a, en réalité, pas plus adapté au monde. D’autant que cette individualité ne s’épanouit qu’à proportion d’une absence d’ancrage à quelque lieu ou collectivité. L’Arcadie ? disparue ! L’utopie serait à rechercher en soi. Célébrant la singularité et la course au plaisir, le roman se conforme donc aux plus évidentes injonctions néolibérales. Tout le problème d’Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam est de faire passer cette figure pour subversive. Car derrière le pétillement se profile, sans distance, l’exaltation du narcissisme contemporain.

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