Par-delà vie et mort

Il y a quelques mois a paru la première traduction française du dernier livre du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918), Lebensanschauung, que l’auteur considérait comme son « testament ». L’ouvrage se compose de quatre essais que Simmel a écrits au cours des trois dernières années de son existence et dont il a précisé qu’ils « partagent tous la même conception métaphysique de la vie ». C’est un livre très difficile ; heureusement, un article de Vladimir Jankélévitch [1] peut nous aider à mieux le comprendre.


Georg Simmel, Intuition de la vie. Quatre chapitres métaphysiques. Trad. de l’allemand et présenté par Frédéric Joly. Payot, 320 p., 29 €


Simmel : la vie comme transcendance

Ce qui définit l’essence de la vie, pour Simmel, c’est qu’elle va au-delà d’elle-même. Par la seule connaissance qu’il a des limites qui lui sont assignées, l’esprit humain se place au-dessus d’elles et les déborde. Nous sommes des êtres intermédiaires entre un plus et un moins, à mi-chemin notamment entre l’ignorance et l’omniscience. « Nous sommes tous, à cet égard, tel le joueur d’échecs : s’il ne pouvait deviner, avec un degré de probabilité raisonnable, les conséquences d’un coup bien précis, il ne pourrait jouer ; mais il ne pourrait non plus jouer si sa capacité d’anticipation était infinie. » Ainsi, la vie est à la fois Mehr-Leben et Mehr-Als-Leben [2] : elle s’enrichit en tant que vie et, se transcendant elle-même, elle devient plus que la vie, autre chose que la vie, par cette façon qu’elle a de « se détacher d’elle-même pour s’envisager telle une étrangère ».

Dans le premier chapitre, « La transcendance de la vie », Simmel prend l’exemple du temps et de la manière dont le présent, celui que nous vivons, se transcende lui-même. La réalité est attachée au seul présent. Or, le présent, en tant qu’il n’est que le point de rencontre du passé et du futur, n’a pas d’existence temporelle. Donc, la réalité n’est en rien quelque chose de temporel. Mais la vie subjectivement vécue n’a que faire de ce syllogisme : pour elle, et pour elle seule, le temps est bien réel. Nous ne vivons ni dans le futur ni dans le présent, mais dans une « région frontalière » qui relève de l’un et de l’autre. La proximité de Simmel avec Bergson, « cet autre philosophe de la vie » comme l’écrit Jankélévitch, est ici évidente [3].

En se transcendant elle-même, la vie crée des mondes. C’est l’objet du deuxième chapitre, « Le tournant vers l’idée ». La pluralité des mondes, Simmel ne l’envisage pas du point de vue cosmologique (Fontenelle) ou logique (David Lewis) ; les mondes sont pour lui autant de fonctions de l’esprit : mondes de l’art, du savoir, des valeurs, de la religion, etc. Un monde est « une somme de contenus que l’esprit a délivrés d’une existence isolée et a portés dans une cohérence unitaire ». Ce que met surtout en relief Simmel dans ce chapitre, c’est la façon dont ces différents mondes, en réalisant ce qu’il appelle le « passage à un autre genre », s’émancipent de la vie qui les a créés et dont ils tirent leur dynamique. C’est ainsi, par exemple, que, par un changement d’axe radical, l’argent, qui n’a aucune valeur propre, peut se transformer en fin ultime. Que la douleur, rivière aux limites à peu près circonscrites, devient ce fleuve où se jettent « les courants de la vie » : la souffrance. Ou encore que du plaisir on passe au bonheur ; de l’instinct sexuel, à l’amour. L’œuvre d’art, quant à elle, doit son apparition à l’émancipation de l’image visuelle par rapport à la vie pratique ; si nous voyons pour vivre, l’artiste vit pour voir, et l’art détermine notre manière de voir parce que le voir a d’abord déterminé l’art.

Une œuvre d’art inaccomplie est une œuvre qui ne s’est pas entièrement libérée de sa servitude à l’égard de la vie, une œuvre où « un intérêt tendancieux, anecdotique, sensuellement émoustillant » joue un rôle déterminant dans la représentation. Simmel relève qu’on a fréquemment attribué à l’art la capacité de représenter un type général ; mais, selon lui, nous ne procédons pas autrement dans la vie de tous les jours. Nous avons tendance à traiter notre prochain non comme un individu mais comme l’échantillon d’une profession ou d’un statut : « la caractérisation personnelle déterminante n’apparaît que trop souvent comme la simple différence spécifique au moyen de laquelle se donne à voir cette généralité ». En outre, nous nous le représentons comme incarnant tel ou tel trait de caractère général. Enfin, nous voyons en lui le type qui lui appartient en propre, car nous le rapportons sans cesse à l’absolu que nous avons construit à son sujet. Trois manières quotidiennes de passer à côté de la singularité d’un individu.

Georg Simmel, Intuition de la vie. Quatre chapitres métaphysiques.

Georg Simmel

La réalité de la vie apparaît comme une forme préalable de chacun des mondes. Et même lorsqu’ils sont arrachés au contexte vital qui les a vus naître, le cordon ombilical qui les relie à la vie n’est pas coupé. Dans la grande œuvre d’art, dit Simmel, nous ressentons toujours quelque chose de plus que l’œuvre d’art elle-même : les formes artistiques « agiront […] d’autant plus puissamment que la vie qui les porte sera plus forte et plus ample ». Avant de s’émanciper, les divers mondes – nous l’avons évoqué pour l’art – sont en germe dans certains comportements de la vie empirique. Dans un essai de jeunesse, Simmel avait montré comment les formes musicales se dégagent peu à peu de leurs fonctions sociales pour devenir autonomes. De même, avant que ne se forgent le concept de droit et les institutions juridiques, il existe des comportements conformes au droit, entendu au sens de ce qui est juste. Autre exemple, le monde de l’économie, devenu un domaine objectif en se soustrayant au contexte de la vie où il a pris sa source ; une émancipation qui, selon l’auteur, l’a singulièrement éloigné de son origine : « L’économie va désormais son chemin inéluctable, comme si les hommes n’étaient là que pour la servir, et non le contraire. »

La mort comme immanence

La mort aussi, selon Simmel, est une manifestation de l’auto-dépassement de la vie. Dans le troisième chapitre, « Mort et immortalité », il récuse une conception répandue de la mort, qui fait d’elle quelque chose d’extérieur à la vie : « Aux yeux de la plupart, la mort semble être une sombre prophétie se tenant en suspens au-dessus de leur vie ; ce n’est qu’à l’instant de sa réalisation qu’elle aurait à voir avec la vie ». La mort n’est rien pour nous puisqu’elle ne fait jamais partie de notre expérience, nous a dit Épicure, sans nous convaincre puisque, si nous ne rencontrons jamais notre propre mort, nous sommes sans cesse confrontés à la pensée de la mort. Et cette pensée prend souvent la forme d’une crainte : « Mortem timere crudelius est quam mori », affirmait par exemple Publius Syrus (Ier s. av. J.-C.).

Mais ce n’est pas essentiellement d’une crainte ni même d’une pensée que veut nous parler Simmel. Quittons Épicure pour La Bruyère, dont Simmel se serait peut-être souvenu s’il avait consenti à citer un auteur français : « La mort n’arrive qu’une fois, et se fait sentir à tous les moments de la vie ». Cette proposition semble s’évader du seul effroi, mais la suite y ramène implacablement : « il est plus dur de l’appréhender que de la souffrir ». Ce que Simmel veut mettre en valeur, c’est que « la mort est liée à la vie, d’emblée, intrinsèquement ». Chaque instant de la vie serait tout autre si nous n’étions pas mortels : la mort « est un élément formel de notre vie qui vient colorer l’intégralité de ses contenus ». Sur ce point, Simmel préfigure Heidegger. On pourrait dire que la mort est une forme a priori  de la vie humaine. On peut certes se demander à quoi ressemblerait la vie si elle n’avait pas de terme, mais alors on ne parle plus de la même chose, de la vie telle que nous la vivons. Autant se demander ce que seraient les phénomènes en dehors de l’espace ou du temps.

Si demeure une angoisse devant la mort, elle est rendue tolérable par l’ignorance dans laquelle nous sommes du moment où nous allons mourir. La Bruyère l’exprime admirablement : « Ce qu’il y a de certain dans la mort est un peu adouci par ce qui est incertain : c’est un indéfini dans le temps qui tient quelque chose de l’infini et de ce qu’on appelle éternité. » Ainsi la vie n’est-elle possible, pour Simmel, que sur cette base de savoir et de non-savoir, celle-là même qui caractérisait la position du joueur d’échecs. Nous l’avons déjà suggéré, l’auteur estime qu’on donne une importance tout à fait excessive à l’instant de la mort : de même que quelque chose en nous ne cesse de naître, de même nous ne mourons pas qu’à notre dernier instant. « Ce façonnement de la vie dans son cours entier par la mort n’a pour ainsi dire, jusqu’à présent, écrit Simmel, été évoqué que de façon imagée [4] ». Il coexiste avec l’évitement de la mort. Nous ne sommes pas seulement, en effet, des êtres-pour-la-mort mais aussi, comme le disait Ricœur, des êtres contre la mort. Simmel compare notre chemin à celui d’hommes « qui marchent sur un navire dans la direction opposée à son avancée ».

Rien ne nous assure, écrit Simmel, que la vie soit la seule forme où puisse se loger une âme. Si l’assimilation de l’immortalité à la vie éternelle lui paraît naïve, il est possible, en revanche, que l’âme existe au-delà de cette forme particulière que nous appelons la vie. Mais il y a là, selon lui, un paradoxe et une nouvelle manifestation du « passage à un autre genre » : une âme qui existait à un moment bien déterminé poursuit son existence hors du temps. Simmel emprunte à Goethe la pensée que nous ne sommes pas tous mortels ou immortels de la même manière : seules les personnes véritablement « uniques » meurent pleinement. Quant à l’animal, il ne meurt, en ce sens, que lorsqu’il se trouvait le dernier de son espèce. La transmigration des âmes, que peut traduire l’idée de réincarnation, représente l’éternité de la vie : un individu prend le relais d’un autre, en lui transmettant « une coloration fondamentale […] qui survit à la disparition de tout contenu particulier ». Une vie figure en abrégé l’existence d’une âme, comme une seule de nos journées représente en miniature notre vie tout entière.

Le dernier chapitre, « La loi individuelle », qui est consacré au devoir-être, énonce même que nous sommes à chaque instant notre vie entière. L’idée que telle ou telle de nos actions serait sans rapport avec le cœur de notre vie est fallacieuse. Tantôt je réalise le bien, tantôt le mal, et ma « vraie » nature ne se situe pas plus dans l’un que dans l’autre. Simmel reproche à l’impératif catégorique kantien, et aux morales rationalistes en général, de ne pas s’appliquer à l’individu entier, vivant, sensible, mais à un « être de raison » sans existence réelle. Pour lui, la dimension éthique d’une personne colore tout son être : elle « réside dans chaque pensée et dans le type d’expression de chaque pensée, dans les regards et dans les mots, dans le sentiment de joie et dans la façon d’endurer la souffrance, et même dans le rapport aux indifférences du jour ». Une conception qui n’est pas sans faire penser à l’éthique de la vertu qui allait se développer (ou se renouveler) plus tard dans le XXe siècle.


  1. « Georg Simmel, philosophe de la vie », article paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1925.
  2. Dans son article, écrit à une époque où il s’intéressait encore aux compositeurs allemands, Jankélévitch entend dans la musique de Schumann « la vivante réalisation de l’idéal simmélien ».
  3. Dans ces essais écrits durant la Première Guerre mondiale, le nom de Bergson n’est pas mentionné une seule fois, pour des raisons qui ne sont pas principalement philosophiques.
  4. Simmel écrit à ce propos : « La formulation hégélienne selon laquelle chaque chose appelle son antithèse et procède avec elle à la synthèse supérieure […] ne révèle peut-être sa signification la plus profonde que dans la relation entre la vie et la mort ».

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