Les portes d’un monde

« Une certaine relecture nationaliste de l’histoire a tenté d’opposer Arabes et Iraniens en tant qu’oppresseurs et opprimés […] Cependant, dans la plupart des cas, les relations se nouèrent de manière plus apaisée et les deux civilisations s’interpénétrèrent, l’Islam sunnite cimentant leurs relations […] Un grand nombre de Persans accompagnèrent bientôt les Arabes dans leurs conquêtes, contribuant à persaniser l’Asie centrale » écrit Ève Feuillebois dans L’Iran médiéval.


Ève Feuillebois, L’Iran médiéval. Les Belles Lettres, 300 p., 19 €


Ne serait-ce que pour cette mise au point, il faut remercier Ève Feuillebois, tant les confusions nationalistes imprègnent le discours de l’intelligentsia iranienne, prompte à le réciter à tout Français s’intéressant à ce pays. Il semble que l’auteur a dû, elle aussi, écarter ce rideau qu’une bienveillance importune tend devant les curieux qui s’efforcent d’apercevoir ce que fut et ce qu’est l’Iran, si l’on en juge par son insistance à démentir ces légendes.

Non, les Arabes n’ont pas essayé de contraindre les Persans à renoncer à leur langue : l’arabe, avec son prestige religieux, a tout naturellement été adopté par les Persans comme langue théologique, philosophique et scientifique (trois domaines alors inséparables), mais le persan est resté la langue littéraire ; quel anachronisme que d’attribuer à des pouvoirs médiévaux une politique d’uniformisation linguistique !

Non, ce n’est pas la persécution qui explique la quasi-disparition du zoroastrisme : les zoroastriens ont connu le même sort, mêlant vexations et tolérance, que les chrétiens et les juifs, mais christianisme et judaïsme ont bien tenu alors que le zoroastrisme a très tôt décliné, « bien que [les zoroastriens] n’aient pas fait l’objet de persécutions organisées ni de campagnes de conversion forcée ». Une véritable histoire culturelle, libérée des fabulations nationales, s’interrogerait sur les raisons de cette faible résistance du zoroastrisme. Loin qu’ils subissent l’islam, les Persans ont puissamment contribué à le constituer. Ainsi, les compilateurs des principaux recueils de hadīṯ-s, qui servirent à l’élaboration des normes juridiques, étaient tous persans.

Ève Feuillebois, L’Iran médiéval

Ruines dans la province de Kerman, en Iran

La périodisation choisie constitue en elle-même un garde-fou contre les anachronismes nationalistes : de la conquête musulmane à la conquête mongole (c’est-à-dire de la fin du VIIe au début du XIIIe siècle). Il n’est donc pas question d’une civilisation iranienne qui continuerait depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, selon cette vision qui fait des Iraniens des Achéménides, des Français des Gaulois, etc. L’historiographie nationaliste est partout une négation de l’histoire : les peuples sont ce qu’ils sont depuis la nuit des temps ; les identités sont posées une fois pour toutes, le cours des événements peut les altérer mais non les transformer. Au rebours de cet imaginaire de l’invariance, c’est une nouvelle civilisation que l’on voit naître en Iran à l’époque médiévale, et aussi une nouvelle langue : le persan, qui n’est pas le moyen perse de l’époque sassanide, mais qui se définit précisément comme cette langue qui naît de l’interaction entre le moyen perse et l’arabe. L’émergence d’une nouvelle civilisation n’empêche pas, bien entendu, que l’héritage d’un passé antérieur y trouve aussi sa place.

Quant à la date retenue pour clore cette période, elle met en évidence que l’Iran safavide, qui est à l’origine de l’Iran moderne, à partir du XVIe siècle, est autre chose que l’Iran médiéval : un État iranien unifié et chiite, relativement coupé de ses voisins sunnites, s’établit là où il y avait de multiples États, très majoritairement sunnites, aux frontières mouvantes. On peut néanmoins regretter le sort réservé aux siècles intermédiaires entre conquête mongole et conquête safavide, leur exclusion ayant repoussé hors du champ de ce livre plusieurs des figures les plus emblématiques de la culture iranienne, tels Rūmī (XIIIe s.) ou Ḥāfeẓ (XIVe s.), qui continuent leurs prédécesseurs plus qu’ils n’inaugurent un âge nouveau.

Si la principale qualité de ce livre est d’épargner au néophyte de graves confusions, il n’est cependant pas sans défauts. Il est vrai que l’entreprise était périlleuse : comment présenter une civilisation qui est la forme régionale d’une civilisation plus vaste ? Il est difficile de parler de l’Iran médiéval sans rappeler quelques données de base sur la civilisation islamique dans son ensemble. Mais si l’on choisit, comme l’a fait l’auteur, d’effectuer ces rappels, bien des pages seront consacrées à un survol de faits qui n’ont rien de spécifiquement iranien : les rites fondamentaux de l’islam, les querelles théologiques, etc. L’auteur s’est trouvée obligée d’écrire des chapitres entiers, sans inspiration, dont le contenu se trouve dans n’importe quelle encyclopédie. Est-ce la lassitude engendrée par ce pensum qui l’a conduite à des approximations regrettables ?  Je n’en citerai que deux (la liste complète serait assez longue). Ainsi, on sera étonné d’apprendre que « le hanbalisme condamne le soufisme » (p. 48) : ce n’est pas vrai du hanbalisme ancien, le seul qui nous concerne ici. Pourtant, Ève Feuillebois connaît bien le grand ‘Abdullāh Anṣārī (XIe siècle à Hérat, au cœur géographique et chronologique de son sujet) à qui le père Laugier de Beaurecueil a consacré en 1965 un livre important, intitulé précisément Khwadja ‘Abdullah Ansari, mystique hanbalite. Quant aux sunnites, qui vénèrent Ali, et n’ont pas le même attachement à Mu‘awiyya, pour dire le moins, ils seront heureux d’apprendre que « les partisans de Mu‘awiyya [contre Ali] donneront naissance plus tard aux sunnites » (p. 41) ; l’affaire est un peu plus complexe : s’il est vrai que le chiisme est né parmi les partisans de ‘Alî, il est beaucoup trop schématique d’affirmer que le sunnisme est né des soutiens reçus par son adversaire.

Ève Feuillebois, L’Iran médiéval

Nezami travaillant dans un jardin. Enluminure de Mohammad Ali de Golconde, Inde du Sud, (1610-1615)

Un guide peut égarer lorsqu’il tente de faire tenir en trois mots des notions complexes ; plus souvent, il se contente de ne conduire nulle part.  Mais peut-être est-ce la raison d’être des guides : non pas guider vers l’inconnu mais en protéger, derrière le voile d’informations qui ne touchent jamais à l’essentiel. Comment être un vrai guide, qui fait entrer ses hôtes ? En assumant une approche personnelle. On trouvera ici des pages lumineuses sur la poésie persane ; ce n’est pas une surprise : on doit notamment à Ève Feuillebois le très bon Faxr al-Din ‘Erâqi : Poésie mystique et expression poétique en Perse médiévale (2002). Que n’a-t-elle suivi cette voie ? Partir de ce qui lui est cher, la poésie persane, puis relier cette poésie aux autres arts et aux croyances, ainsi qu’à l’approfondissement que les philosophes proposent de celles-ci (ce sont ces liens que, dans un cadre plus vaste, a mis en évidence Souâd Ayada dans son Islam des théophanies, 2010) ; montrer enfin comment cette culture savante était solidaire de représentations sociales, d’une culture populaire, etc. En nous entraînant sur le chemin qui fut le sien, plutôt qu’en suivant un programme standardisé, Ève Feuillebois aurait pu être un guide qui nous aurait vraiment ouvert les portes d’un monde.

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