Présence allemande en Roumanie

Par sa position géographique, la Roumanie a été et demeure un véritable carrefour de langues et de cultures, perméable aux influences, et  aux invasions, de ses grands voisins. Deux ouvrages récemment parus nous permettent de revenir sur les liens qui existaient au début du XXe siècle entre ce pays de langue romane, mais qui abritait diverses minorités dont une germanophone, et ceux qui l’entouraient. Un roman d’abord, La musique engloutie, du Suisse Christian Haller, qui retrace les années où sa famille vécut à Bucarest. Et puis un étonnant recueil de poèmes quasi miraculeusement sauvé de la destruction, Nous nous embraserons comme en rêve, écrit par Selma Meerbaum. Née comme Paul Celan (son cousin) à Czernowitz (Cernauti), elle mourut à l’âge de dix-huit ans au camp de Mikhaïlovka, en territoire ukrainien occupé par les Allemands.


Christian Haller, La musique engloutie. Trad. de l’allemand par Jean Bertrand. Zoé, 272 p., 21 €

Selma Meerbaum, Nous nous embraserons comme en rêve. Recueil de poèmes sauvés de la disparition, avec estampes d’Anne Mounic. Édition bilingue, traduction, préface et notes de Marc Sagnol. Atelier GuyAnne, 150 p., 15 €


Les aléas et les drames de l’Histoire qui ont accablé la Roumanie ont produit des horreurs, mais ils n’ont jamais tari le bouillonnement intellectuel qui a permis l’émergence de nombreux auteurs de renommée internationale, d’autant mieux connus en France qu’ils ont été mis à l’honneur au Salon du livre de 2013. Tous n’écrivent pas en roumain, ceux qui s’expriment en français comme Ionesco ou Cioran font désormais partie de notre panthéon national. Mais il en est aussi qui écrivent en allemand : Herta Müller, par exemple, Prix Nobel 2009, a vécu dans sa Roumanie natale jusqu’en 1987.

Le roman de Christian Haller a été publié en allemand en 2001. Premier volet d’une Trilogie du souvenir au titre suffisamment explicite, il supporte aussi bien d’être regardé comme un ouvrage autonome, même si l’on espère la traduction en français des volumes suivants. Car la période roumaine de la famille de l’auteur suffit largement à alimenter une intrigue dans laquelle ses aïeux, non seulement sont les jouets des mouvements tectoniques du temps, mais finissent par incarner la chair même de l’Histoire.

L’aspect autobiographique du roman relève toutefois d’un traitement particulier : « La dimension autobiographique m’intéresse en ceci qu’elle contribue à la légitimation du texte », confie l’auteur dans une interview pour le site romand Culturactif, ajoutant un peu plus loin : « Ce que j’écris doit être directement appuyé par mon propre vécu ». Christian Haller revendique une grande rigueur narrative, se refusant à ce qu’il appelle « écrire de seconde main ». Chose rare pour un écrivain, il n’hésite donc pas à intervenir dans le roman et à mentionner ses sources lorsqu’il passe en quelque sorte le relai, à dévoiler ce qui relève ordinairement du secret de l’écriture. Par exemple, lorsqu’il parle des massacres de Juifs en 1941 à l’abattoir de Bucarest, dont aucun membre de sa famille n’a été témoin, il invoque « Goldie Horowicz, dont j’ai donné certains traits à Mascha Schachter » (personnage du roman), et transcrit le passage en italique. On ne voit aucune raison de croire qu’il s’agirait là d’un quelconque procédé littéraire.

Le narrateur-auteur se rend donc à Bucarest, après la chute de Ceausescu : sa mère lui demande de faire le voyage, avant que la maladie d’Alzheimer ait définitivement effacé sa mémoire, avant sa fin prochaine. Lui seul pourra encore dire ce qui reste là-bas de ce qu’a connu dans son enfance et sa jeunesse cette mère vieillissante, prisonnière « de la gangue des ans ». Pourra-t-il l’en dégager, comme s’il était sur un chantier de fouilles, en examinant sa maison vendue en 1926, en traquant la moindre trace de temps révolu ? Car, pour ce spécialiste de zoologie (science qu’a étudiée Christian Haller) et de paléontologie, la démarche est double, tendre et affective, mais scientifique aussi : il s’agit de comprendre « pourquoi elle s’était éteinte de son vivant comme une espèce de l’ère primaire ». Creusant et observant avec méthode et prudence, il met au jour des fragments et cherche à reconstituer, en même temps que les péripéties de sa propre famille, l’histoire de cette terre déchirée par les conflits et celle des gens qui l’habitèrent. Au-delà de son arbre généalogique, c’est un échantillon d’humanité que le romancier étudie : le bourgeois européen de la Belle Époque, dans sa variété d’Europe centrale, disparu avec elle lorsque celle-ci s’est achevée en cataclysme.

Christian Haller, La musique engloutie

Christian Haller © T & T

Si l’Histoire nous enseigne que bien des Allemands partirent au XIXe siècle chercher ailleurs ce que leur terre ne leur donnait pas ou plus, ce n’est pas tant la pauvreté qui mit le grand-père sur la route en 1912, alors que son propre père déjà avait tourné le dos à sa ville natale, mais plutôt un sentiment de déclassement, assorti d’un désir de revanche, d’une envie de reconstituer un statut social mis à mal – bref,  de « restaurer leur ancienne condition ». Le sud de l’Allemagne, Vienne, Bucarest et enfin la Suisse, telles sont les étapes que parcoururent trois générations de la famille S. originaire de Cologne, remontant ou descendant le cours du Danube au gré des circonstances politiques ou économiques, tantôt pleine d’espoir, tantôt obéissant au simple instinct de conservation. Un beau-frère installé à Vienne y pratiquait une activité jadis florissante et aujourd’hui désuète : la teinture des plumes à chapeaux, si utiles aux belles du temps passé, si chatoyantes et si légères… Quoi d’étonnant si un auteur zoologue s’en empare pour jalonner son récit, comme si cette entreprise de correction (d’amélioration ?) de la nature n’était que vanité humaine, comme si la vie ne pesait pas plus que ces jolies plumes emportées dans le tourbillon des années ?

L’installation à Bucarest fut d’abord un succès, l’usine de tissage marchait bien, et le grand-père croyait avoir enfin trouvé l’endroit propice à perpétuer l’art de vivre dépérissant à Vienne. La capitale roumaine, promue dans son esprit dépositaire des anciennes valeurs, cultivait donc élégance et raffinement, vie mondaine et confort bourgeois. Mais la famille ne comprit pas, ou alors trop tard, qu’il poursuivait une illusion, que son caractère entreprenant et son optimisme à tout crin confinaient à l’aveuglement : « La famille S. fixait sans comprendre l’avenir qui allait les engloutir ». Après avoir pour un temps quitté la Roumanie lors des vicissitudes que connut le pays pendant la Première Guerre mondiale (il ne faisait pas bon être allemand à Bucarest quand le pays renonça à sa neutralité durant l’été 1916, mais on était mal accueilli aussi en Autriche quand on venait d’un pays ennemi), la famille S. y revint, jusqu’au départ définitif de 1926 qui marqua la fin d’un rêve, l’échec de la tentative d’arrêter le cours du temps.

Alors, le grand-père se mit à peindre et à photographier, s’obstinant à fixer dans la représentation qu’il en donnait un monde englouti qu’il ne désespérait pourtant pas de voir renaître : « En peignant, il inscrivait l’éphémère dans la durée et sauvegardait le périssable : la lumière ne risquait pas de décroître, ni les fruits de se rider et de pourrir. » Quant à sa fille, la mère de l’auteur, elle ne se remit jamais de ce départ, comme le souligne cet aveu fait des années plus tard : « Je suis une émigrée, en Suisse je ne me suis jamais sentie autrement qu’une émigrée russe forcée de quitter son pays en 1917… »

En arpentant le pavé de Bucarest, le narrateur découvre également ce que sa famille absente n’a pu connaître que par la voix des autres : les marques encore sensibles de la Seconde Guerre mondiale, de toutes les atrocités qui furent épargnées à ceux qui eurent la chance de partir à temps. Une Roumanie étranglée entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie, une population malmenée par les exactions de la « Garde de Fer », et qui passa du régime fasciste d’Antonescu au communisme, subissant une répression après l’autre, jusqu’à la chute de Ceausescu fin 1989. Conclusion amère du narrateur : « je pris conscience qu’on ne saura jamais combien ce siècle produit d’individus qui n’ont pas de mots pour parler de ce qu’ils ont vécu ».

Mais le voyage prend un tour inattendu pour celui qui croyait pouvoir se contenter de glaner des images et rassembler des informations qu’il lui suffirait de confronter aux souvenirs de sa mère, parce qu’il « ne restait plus beaucoup de temps pour la rejoindre dans son passé ». Voilà que ces souvenirs tout à coup changent de nature, cessent de lui être étrangers, s’emparent de lui à son insu pour devenir siens : la ville qu’il découvre est déjà en lui. La mémoire en jeu ne se contente plus de suppléer celle de sa mère, le sentiment s’impose d’avoir été personnellement et physiquement présent dans telle ou telle situation vécue par sa famille, alors qu’il n’était même pas encore de ce monde. Au-delà de l’impression banale de « déjà vu » qu’on peut ressentir face à des lieux qu’on découvre pour la première fois, du simple fait que d’autres nous en ont parlé, le narrateur est ainsi conduit à se demander s’il n’existerait pas « un lamarckisme du souvenir, un legs d’images acquises d’une génération à la suivante ». Les souvenirs eux aussi s’inscriraient-ils dans les gènes ? On peut hériter certes des yeux ou du caractère d’un ancêtre, mais peut-on aussi hériter des images contenues dans sa mémoire ? On conçoit que la question intéresse celui qui se passionne pour l’évolution des espèces.

Où se loge donc finalement la mémoire, où range-t-on nos souvenirs ? Une partie de la réponse se trouve peut-être dans cette « musique engloutie » qui donne son titre au roman et qui l’accompagne en sourdine. Une musique que la mère seule entend, qui habite celle qui est devenue dépositaire du passé, une musique qu’elle a précisément « engloutie » ou « avalée » (l’allemand dit : verschluckt), et qui double ou remplace sa mémoire déclinante. Tous ceux qu’elle a connus et qui ne sont plus feraient-ils résonner au plus profond d’elle-même cet ultime chœur des temps anciens, voué à disparaître avec elle ? A-t-elle ingéré un passé qu’elle ne peut digérer ? C’est à son fils seul qu’elle confie son secret, à celui qui doit la prolonger dans la chaîne des générations et qui a reçu mission de compenser sa faiblesse, et les mots sortent d’elle comme la musique, à flot continu : « Ils sont tous là tu sais ils n’arrêtent pas de faire de la musique et ils jouent toujours la même chose di da da doum ça n’en finit pas ça n’arrête jamais di da da doum ce sont les revenants ils ne faut pas le dire mais je les appelle les revenants ils n’arrêtent pas de jouer de la musique di da da doum mais garde-le pour toi n’en parle pas sinon les gens diront que je suis folle… »

Le roman de Christian Haller n’est donc pas une simple enquête sur le passé de sa famille, sur la quinzaine d’années vécue à Bucarest. Les personnages bien réels qu’il a connus ou qu’il rencontre sont aussi prétexte à remonter le temps, à observer la succession des époques et à s’interroger sur ce qui se transmet d’une génération à l’autre. Ce qui change et ce qui reste : la famille aussi, microcosme de l’espèce humaine, subit les lois de l’évolution. On retrouve l’antique métaphore du fleuve pour figurer le temps qui s’écoule, mais c’est un fleuve bien réel, chargé de son aura légendaire : le Danube, pas aussi bleu qu’on le dit, sur lequel se sont connus jadis la grand-mère et le grand-père, passagers de ces bateaux qui tanguent comme tangue la vie en un roulis sans fin qui ouvre et ferme le roman.

Selma Meerbaum intervient là où s’arrête le roman de Christian Haller : Juive germanophone de Bucovine, elle avait quinze ans au début de la Seconde Guerre mondiale, seize lorsque l’armée soviétique occupa la Bucovine du Nord en vertu du pacte Hitler-Staline, dix-sept ans lorsque cette dernière se retira suite à l’offensive allemande contre l’Union soviétique. Les choses ensuite s’accélérèrent et se compliquèrent : les Juifs (notamment ceux de langue allemande) avaient déjà souffert sous l’administration russe, même si cette constatation mérite quelques nuances, mais le régime dictatorial qui se mit en place, appuyé par les Allemands, leur fut beaucoup plus funeste. Malgré les efforts que nombre de Roumains déployèrent pour qu’ils ne fussent pas livrés aux nazis (le maire de Czernowitz, Traian Popovici, a été par exemple reconnu Juste entre les nations), les déportations se multiplièrent vers un territoire conquis sur l’URSS et qu’Antonescu transforma en véritable bagne, le « gouvernorat » roumain de Transnistrie, situé entre le Dniestr et le Boug. C’est là que Selma Meerbaum fut à son tour internée en juin 1942, en attente du pire : son transfert à Mikhaïlovka, de l’autre côté du Boug, placée cette fois sous la garde des Allemands ou des milices ukrainiennes. Elle y mourut du typhus le 16 décembre 1942, avant d’avoir atteint sa dix-neuvième année. Le fait nous est connu avec certitude grâce à un peintre d’origine roumaine, Arnold Daghani (1909-1985), détenu dans le même baraquement qu’elle, qui fit de son corps descendu du châlit un émouvant et précieux dessin reproduit dans le livre, qui évoque irrésistiblement le Christ martyrisé.

De sa jeune vie massacrée, Selma Meerbaum nous lègue, plus qu’un simple témoignage, une œuvre poétique à l’état brut qu’une mort précoce et tragique a laissée en suspens. L’Atelier GuyAnne en offre une belle édition, rehaussée par les illustrations d’Anne Mounic, et le précieux travail de traduction de Marc Sagnol permet à tous ceux qui ne lisent pas l’allemand de goûter quand même les poèmes.

Christian Haller, La musique engloutie

Else Keren et Selma Meerbaum, en 1940

On songe sans doute avec émotion à tous ces enfants grandis trop vite à cause de la guerre, à tous ceux qui ont voulu laisser une trace de leur passage, dessins, embryons de textes arrachés à l’horreur qui continuent de nous glacer et de nous fasciner à la fois, attestant depuis le milieu de l’enfer d’une formidable pulsion de vie. Mais avec Selma Meerbaum, c’est différent : elle est poète, son jeune âge ne fait rien à l’affaire, et son œuvre vaut d’abord pour ce qu’elle est. Si la connaissance du contexte est utile, elle n’est pas indispensable pour apprécier la qualité ou la force des poèmes, entendre leur musique, laisser pénétrer en nous leurs images. Ce n’est pas seulement la jeune déportée qui nous émeut, c’est la femme qui s’engage totalement dans sa poésie, en maîtrise la forme, tantôt délicate et sensuelle, tantôt déterminée et hardie, toujours authentique. En prise directe avec son époque (elle participa activement au mouvement de jeunesse sioniste Hachomer Hatzaïr), Selma Meerbaum était ouverte aux autres, à l’amitié et à l’amour, et manifestait un vorace appétit de vivre – mais elle eut le malheur de naître en des années barbares. Même si l’on ne sait pas tout de ses derniers mois d’existence, il semble qu’elle ait longtemps lutté pour survivre, des témoins vont jusqu’à évoquer un ultime projet d’évasion. Son horizon pourtant se ferma peu à peu, un amour sans lendemain, une œuvre qu’elle ne pourrait achever, comme en témoigne un dernier mot de sa main ajouté à l’encre rouge, ouvrant sur une page qui ne sera jamais écrite : « Je n’ai pas eu le temps de terminer. / Dommage que tu n’aies pas voulu me dire / au revoir. Bonne chance, Selma. »

Ses poèmes d’abord se rassemblent en un florilège où s’expriment son amour et sa connaissance des fleurs et de la nature qu’elle voyait autour d’elle, au jardin botanique de Czernowitz par exemple. Des fleurs qui l’inspirent suivant le rythme des saisons, s’épanouissant et se fanant avec elles – et que les estampes d’Anne Mounic illustrent magnifiquement : « Ici il y a des asters blancs, blancs et purs, / Et là une tête de chou, jeune, pas encore mûr. / On croirait un parasol oublié / Au milieu des rues enneigées. » Même si l’on peut çà et là déceler des influences bien naturelles pour qui débute dans l’écriture, c’est la fulgurance maîtrisée des images, l’acuité du regard porté sur les choses, qui donnent à Selma Meerbaum sa juste place parmi les poètes : « Branches minces, étrangères au monde, comme des voiles, / Qui sortent des troncs élancés des bouleaux / Et le silence, comme lors d’une fête des étoiles, / Semble vouloir endiguer le ciel bleu / Pour qu’il ne s’épanche plus dans le chant des oiseaux. »

Avec le temps, le sentiment s’affine, l’espoir et les déceptions amoureuses s’insinuent dans ses poèmes, et, au fur et à mesure que les nuages s’amoncellent sur son pays, on sent l’angoisse monter en elle. La peur la mine, taraudante, même si les événements qui la provoquent n’apparaissent qu’à travers le filtre d’images ou de métaphores délicates : « Ô toi, sais-tu comment crie un corbeau ? / Et comment la nuit, blême, effrayée, / Ne sait plus par où s’enfuir ? » L’œil parfois traque le dépérissement des choses, la mort qui gagne lentement et partout, les brumes et les fumées qui planent et en anticipent d’autres, plus sordides : « Se donner entièrement et penser / Que l’on s’évapore comme de la fumée dans le Néant. » Selma Meerbaum semble avoir eu très tôt le pressentiment du plus noir des futurs, mais, en dépit des circonstances, elle aimait la vie présente de toute la fougue de sa jeunesse : « Je veux vivre. / Je veux rire, de lourdes choses je veux porter / Je veux me battre, haïr, aimer, / Et le ciel, dans mes mains, je veux l’attraper / Je veux être libre, respirer, crier / Je ne veux pas mourir. Non ! / Rouge est la vie. / Mienne est la vie. / Mienne et tienne. / Mienne. / Pourquoi les canons hurlent-ils ? / Pourquoi la vie se meurt-elle ? / Pour des couronnes étincelantes, / La Lune est là-bas. / Elle est là. / Près. »

Les poètes sont visionnaires, dit-on volontiers. Marc Sagnol, traducteur et aussi préfacier de l’ouvrage, en vient même à se demander si Selma aurait pu deviner l’avenir promis à un poème désormais bien connu de Paul Verlaine, alors qu’au plus fort de l’incertitude et de la peur, tandis que l’Armée rouge se retirait devant les nazis, elle lisait et traduisait ce poète en allemand : trois ans plus tard, quelques vers d’ « Automne » annonçaient le débarquement en Normandie à la Résistance française.

Car l’écriture chez Selma Meerbaum va de pair avec l’envie de lire et d’explorer les vastes domaines de la poésie, de traduire ce qui lui plaît, en allemand, en yiddish aussi, puisqu’elle l’avait appris en choisissant l’enseignement dans cette langue durant l’occupation soviétique, peu propice à la diffusion de la langue de Goethe ! Cette jeune femme avait décidément bien des cordes à son arc, loin de toute forme d’amateurisme, exigeante, soucieuse de son œuvre à laquelle elle tenait sans nul doute plus que tout, et qu’elle a sauvée in extremis du désastre en la confiant à un inconnu qui devait lui-même la remettre à un ami. Là ne s’arrête pas le destin du recueil de Selma Meerbaum, mais la chance permit finalement qu’il fût épargné et resurgît en Palestine, après être passé entre plusieurs mains. L’ancien professeur de Selma Meerbaum, Hersch Segal, installé en Israël, publia les poèmes pour la première fois en 1976, suivi quelques années plus tard par un éditeur allemand : justice était donc enfin rendue à Selma Meerbaum, dont un seul poème avait été publié jusque là, en RDA.

Laissons ici à Selma Meerbaum elle-même le soin de conclure, par ces quelques vers datés de novembre 1941 : « Mes nuits sont tressées de rêves / Lourds comme le sable fatigué. / J’ai rêvé que, des arbres perdant leur sève, / Les feuilles dans ma main sont tombées. / Et toutes ces feuilles étaient des mains caressantes / plus douces qu’un sable fait d’ondes mouvantes / Et plus fatiguées que de nocturnes papillons, / Qui finiront avant le premier rayon. »

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