Le livre de James F. Brooks relie de multiples sources archéologiques, historiques et ethnographiques à propos d’un massacre entre indiens hopis survenu au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle. Les informations diverses qui y sont rassemblées constituent pour l’auteur autant d’indices sur ce qui a pu se passer à l’automne de l’année 1700 à Awat’ovi dans l’actuel Arizona.
James F. Brooks, Awat’ovi : L’histoire et les fantômes du passé en pays hopi. Trad. de l’anglais par Frantz Olivié. Anacharsis, 299 p., 23 €
Il ne s’agit pas pour James F. Brooks, selon les fictions positivistes ordinaires, de retrouver les pièces d’un puzzle posé à plat devant lui mais de situer dans l’histoire ancienne et contemporaine les hypothèses les plus plausibles pouvant expliquer cet événement tragique. L’ouvrage est ainsi animé d’une énergie investigatrice particulière, façon Conan Doyle, qui pas à pas met en exergue les usages politiques qui ont pu être faits jusqu’à aujourd’hui de ces fragments de mémoire. Le parcours est d’autant plus stimulant que l’auteur n’aboutit jamais à des conclusions définitives. Il livre seulement par touches multiples une interrogation nuancée sur ce qui est, fut ou semble probable.
Cette histoire conjecturale accorde une place centrale à la puissance du temps que les Hopis n’ont cessé eux aussi de penser. L’interrogation indienne, très hégélienne, pose des questions universelles sur le sens de l’histoire. Faut-il mettre en avant un « éternel retour » de l’opposition entre tradition et changement ? déceler une inexorable alternance, dans la longue durée, de périodes de paix et de crises ? ou bien encore identifier des points de rupture à partir desquels rien ne sera jamais plus pareil ? En prenant ces réflexions indigènes profondes au sérieux, quelles que soient les formes qu’elles se donnent (récits mythologiques ou paroles ordinaires, évaluation de la signification des vestiges archéologiques et des effets de la christianisation, réflexions sur les conséquences de la domination des Blancs), Brooks entre en dialogue avec ses homologues hopis pour penser les états de la temporalité contemporaine.
Nous sommes donc avec ce livre bien loin des utopies culturalistes qui ont voulu encager les Hopis dans une immobilité éternelle. Brooks se situe au cœur d’une coproduction intellectuelle de l’histoire des Hopis et du monde, selon une dynamique qui réduit les frontières entre « eux et nous ».
L’ethnologue et poète américaine Ruth Benedict (1887-1948), qui enquêta chez les Zunis (autres pueblos installés à l’ouest du Nouveau-Mexique), s’inspira, à l’inverse, dans les années 1930, des classiques grecs pour qualifier les pueblos hopis d’« apolliniens » opposés aux peuples « dionysiaques » figurés selon son schéma binaire par les Indiens des plaines, jugés pour leur part fondamentalement belliqueux [1]. Le nom même des Indiens dits Hopis, installés aujourd’hui dans l’État d’Arizona, signifie « peuple de la paix ». Mais cette étymologie, très vantée par les dépliants touristiques et les esprits complaisants, ne peut plus pleinement fonctionner si l’on prend en compte le massacre d’Awat’ovi. « La ville fut régulièrement habitée pendant mille deux cents ans : jusqu’au début du XVIIIe siècle et sa destruction par d’autres groupes Hopi », note Claude Lévi-Strauss [2]. Cette ville forteresse a été en effet entièrement saccagée et ses habitants tués à l’automne 1700, non pas par des peuples ennemis voisins, comme les Utes ou les Navajos, mais par des Hopis coalisés contre d’autre Hopis. L’historien James F. Brooks, dont les recherches sur l’esclavage, la parenté et l’ethnicité aux marges des territoires du sud-ouest américain font autorité, dévoile ici pas à pas les contextes de ce massacre, ses échos dans les récits indiens recueillis tant à l’époque qu’aux XIXe et XXe siècles et ses conséquences pour les recherches archéologiques contemporaines.
Mais qui étaient donc les agressés et les agresseurs impliqués dans cette ténébreuse affaire ? Rien n’est moins simple que de résoudre cette énigme, et James F. Brooks nous engage dans la recherche de l’identité des uns et des autres au fil d’un cheminement original en ce qu’il fait feu de tout bois.
Le nom générique de Hopis désigne des groupes ethniques et linguistiques différents, dont la segmentation a pris fin avec la conquête occidentale du continent. Les gens des villages hopis ne se considéraient pas eux-mêmes comme appartenant à un même ensemble territorial. Cependant, une sorte d’unité ou de parenté dans les pratiques religieuses, l’agriculture et l’architecture englobe ces divisions politiques, linguistiques, spatiales, sans cesse redéfinies.
L’arrivée des Espagnols puis la colonisation par des Européens qui s’installent définitivement en pays conquis ont été perçues par le biais de l’idéologie locale qui trace de nouvelles frontières entre autochtones et étrangers après chaque arrivée de population. L’univers social pré et post-colombien de ces Indiens est, il est vrai, entièrement fait de migrations et donc d’accueils ou de rejets des nouveaux venus. Cette situation historique fluctuante fait de l’assimilation de l’étranger une question centrale. Faut-il supposer que le massacre d’Awat’ovi est résulté en partie d’un échec d’intégration de groupes venus d’ailleurs ? Ou bien doit-on considérer que la violence des missionnaires espagnols à l’encontre des Hopis, leur façon perverse d’attiser les divisions pour tenter de mieux jouer leur propre carte, ont déclenché un ressentiment nouveau contre les Indiens attachés à des cultes (la religion des Katchinas) auxquels l’évangélisation forcée n’arrivait pas à mettre un terme ?
Les esprits et les gestes propitiatoires tiennent une place centrale dans l’interprétation et la justification après coup des violences perpétrées par les Indiens ou par des Blancs. Les Hopis expliquent que leurs ancêtres ont voulu se débarrasser d’officiants entrés en collusion avec les missionnaires incapables de faire tomber la pluie au moment d’une grande sècheresse. Mais on accuse aussi les gens d’Awat’ovi de dépravation dans la mesure où des femmes ont peut-être de plein droit participé à leurs rituels, comme semblent l’attester certains récits qui évoquent une possible dépravation des femmes dans les kivas (aires cérémonielles). Ces récriminations recoupent aussi l’exaspération suscitée chez beaucoup d’Indiens par le prosélytisme des missionnaires chrétiens, d’autant que des objets suspects (des chandeliers espagnols) ont été retrouvés par les archéologues sur les lieux de culte hopis d’Awat’ovi qui auraient donc, selon les Indiens, été « pollués » par des pratiques rituelles exogènes. « D’aucuns, explique Brooks, jugent que la chute de la ville [d’Awat’ovi] fut entrainée par des ‟orgies catholiques” qui se tenaient dans les kivas et y voient un cas de corruption purifiée ».
Le « vent sombre » des appétits espagnols en âmes à convertir et en espaces sacrés indiens à christianiser, c’est-à-dire à détruire en y construisant des églises, traverse l’histoire d’Awat’ovi. Les premiers missionnaires ont d’abord été bien accueillis. Mais leur intransigeance vis-à-vis des pratiques religieuses hopies finira par déclencher en 1680 une révolte de grande ampleur qui les chasse du pays. Ils reviennent en 1692 appuyés par des détachements militaires et déploient une répression sans précédent contraignant nombre de Hopis à jouer la carte de la conversion. Les divisions entre « convertis » et traditionalistes recoupent alors celles qui opposent de longue date les Indiens entre eux à propos de l’installation d’autres Indiens venus de l’est. Ce fut bien le cas à Awat’ovi.
L’anéantissement de cette ville, qui n’est plus occupée depuis le massacre, s’inscrit dans un débat très actuel sur ce qu’aurait dû être à l’époque une « tradition » pure. Des hommes et des femmes de la ville voisine d’Oraibi auraient – par les armes, le meurtre, la torture et la mise en esclavage – voulu mettre un terme à ce qu’ils auraient considéré comme une dérive. Cette accusation n’était sans doute pas dénuée d’arrière-pensées : Awat’ovi possédait des terres arables de qualité, très convoitées par les habitants des villes voisines. Mais, aux yeux des Hopis actuels, l’élimination de la population d’une partie d’Awat’ovi aurait été rendue nécessaire afin de purifier le monde hopi d’éléments considérés comme allogènes et assimilés également, pour une part, à celles et ceux qui se seraient laissé influencer par les franciscains. Ce sursaut intégriste, dans la logique du catholicisme intransigeant de cette époque, n’a pas hésité à qualifier les cultes d’Awat’ovi de pratiques de « sorcellerie ».
Mais « au XVIIe siècle, les Hopis et les Zunis n’étaient pas les seuls à traquer les signes de sorcellerie », souligne Brooks. Huit ans avant l’attaque meurtrière d’Awat’ovi, en 1692, des femmes de Salem, ville du Massachusetts (alors d’ailleurs assiégée par les Amérindiens), font condamner pour sorcellerie plusieurs de leurs concitoyens dans un climat d’hystérie puritaine généralisée. Les Hopis, déstabilisés par le sectarisme monothéiste des missionnaires espagnols, ne disent pas autre chose pour expliquer l’attaque d’Awat’owi. Brooks analyse les convergences d’idées, à l’aube du XVIIIe siècle, entre les Indiens, les Espagnols et les Européens américains quant aux interprétations du monde invisible et à la manipulation de ses forces pour trier le bon grain de l’ivraie. Non seulement en pays hopi mais aussi à Agreda en Espagne et à Salem dans le Massachusetts, les visions, les procès en sorcellerie et leurs verdicts assassins sont mobilisés pour mettre à genoux les récalcitrants. Brooks connecte judicieusement ces différents épisodes d’intransigeance et de répression en ce qu’ils sont ancrés dans des imaginaires comparables, de part et d’autre de l’Atlantique tout au long des XVIe et XVIIe siècles.
Avec habileté, James F. Brooks fait tenir la prégnance du respect des traditions au nom du retour à un monde plus pur, dans la spirale qui annonce chaos et renaissances hopis durant plus de quatre siècles. Les missionnaires et les chercheurs firent eux-mêmes les frais de cette conception d’un temps haché. Elle explique les guerres engagées par les Indiens contre les colonisateurs ou les déboires de l’anthropologue F. H. Cushing en 1892, de l’archéologue J. O. Brew en 1939 puis de son collaborateur Watson Smith en 1976. La recherche elle-même est prise dans cette histoire comme un pêcheur dans ses propres filets. Par exemple, l’interdiction des fouilles à Awat’ovi depuis 1939 fait partie intégrante de la philosophie hopie d’hier et d’aujourd’hui : rien n’échappe à un passé pensé comme une mémoire d’avenir sans cesse à réélaborer.
Les nombreuses études ethnologiques sur les Indiens hopis mettent en avant leurs pratiques religieuses et leur cosmologie qui se prêtent particulièrement bien aux analyses de correspondances statiques entre les mythes, les rites et les formes plastiques (masques, fresques murales, céramiques décorées, costumes, etc.) ; au point que l’on a pu comparer cette complexité aux riches élaborations symboliques des cités mayas, aztèques ou incas.
Mais ces Indiens pueblos ont aussi développé une réflexion sur l’histoire, l’événement et la mort. Ainsi les Hopis insèrent-ils le massacre d’Awat’ovi dans une méditation sur l’alternance, au fil de leur histoire séculaire, entre des périodes de concorde et de discorde. En l’occurrence, le dévoiement des rituels secrets destinés à établir de bonnes relations avec les Katchinas – entités surnaturelles figurées par des masques et des poupées de bois peint qui intercèdent pour les hommes auprès des divinités – aurait été cause du chaos. Dès lors, un radical retour aux sources s’imposait : « la corruption spirituelle nécessite une purification violente », note Brooks. Ce thème, on le sait, est fort répandu dans les mythologies de l’Amérique ancienne et aujourd’hui repris par les tenants du new age qui attendirent la fin du monde… en novembre 2012 comme une indispensable expiation de toute l’humanité.
Très documenté quant aux faits établis ou supputés et à leurs sources, cet ouvrage étonnant restitue in fine une méditation plus générale sur les usages sociaux du temps et de la mémoire. James Brooks lie en effet les passés en apparence les plus refroidis aux présents les plus chauds au creux desquels les Hopis associent les souffrances de leurs ancêtres à celles qu’ils endurent encore ici et maintenant par le souvenir transmis de ce qui advint.
Cette histoire en spirale dégage des faisceaux de causes. La destruction d’Awat’ovi et de ses habitants n’est pas une parenthèse ou un simple jalon dans un fil continu d’événements qui nous conduirait du XVIIe siècle à nos jours. Mais un parcours bidirectionnel qui, comme Jean Chesneaux l’a montré [3], est caractéristique de toutes les pratiques du temps. Il n’y a ainsi plus d’anachronisme mais, à l’inverse, une panchronie qui voit le passé réactualisé par les exigences du présent et un présent densifié par le passé. Et Brooks, manifestement inspiré par les penseurs hopis, de s’interroger : « Et si notre présent était déjà actif dans notre passé ? Et si notre présent n’était rien d’autre qu’un passé déjà écrit ? ».
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R. Benedict, Patterns of culture, 1934 ; trad. fr., Échantillons de civilisation, 1950.
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Claude Lévi-Strauss, « Préface » à Don. C. Talayesva, Soleil Hopi. L’autobiographie d’un Indien Hopi, Plon, 1959, p. 11.
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Jean Chesneaux, Habiter le temps, Bayard, 1996.