L’anthropologue Talal Asad, figure majeure du courant dit postcolonial, reste encore mal connu en France. Cherchant à déconstruire les apparentes évidences de la modernité séculière, il propose avec Attentats-suicides une « anthropologie de la terreur des Modernes face à la violence qu’ils qualifient de religieuse » comme l’écrit Mohamed Amer-Meziane dans sa préface. Ce livre volontairement et délibérément dérangeant interroge le sentiment d’horreur que nous inspirent les attentats-suicides, mais également l’existence même d’un terrorisme dont les motivations seraient proprement religieuses.
Talal Asad. Attentats-suicides. Questions anthropologiques. Trad. de l’anglais par Rémi Hadad. Préface de Mohamed Amer-Meziane. Zones Sensibles, 158 p., 17€
Pourquoi, demande Talal Asad, cet usage du terme « terrorisme » pour désigner certains types de violences contemporaines, alors même que « la force létale fait partie intégrante du libéralisme » ? Dissocier ce qu’on nomme le « terrorisme » des autres formes de violence politique extrême, c’est faire comme si le fait de tuer et de déshumaniser comptait moins « que les manières de le faire et les mobiles qui le sous-tendent ». Le « terrorisme islamiste », c’est-à-dire cette forme de violence attribuée à une tradition religieuse décrite comme totalitaire, est ainsi perçu « comme une menace qui en plus d’être internationale, serait fondamentalement irrationnelle ».
Il faut revenir ici à la dramaturgie du « choc des civilisations », popularisée par Bernard Lewis. La notion de « jihad » y devenait une thématique prépondérante dans l’histoire occidentale de l’islam. Talal Asad montre pourtant qu’elle n’a jamais tenu de place dans la pensée musulmane. Les échanges entre les deux rives de la Méditerranée ont été continuels. Les contextes historiques n’ont cessé de varier, tout comme le vocabulaire théologico-politique, maintes fois débattu. « En bref, il n’existe pas de choc des civilisations parce qu’il n’existe pas de civilisations indépendantes et homogènes auxquelles on pourrait faire correspondre des valeurs fixes ». Ce qu’on appelle aujourd’hui le « jihadisme » ne peut donc être pensé de manière déconnectée des institutions et des politiques des États occidentaux.
Le discours public contemporain distingue le terrorisme et la guerre, quelle que soit l’intensité de la violence organisée par les États ; y compris contre les civils, dont l’anthropologue Asad rappelle que certains sont considérés comme « torturables » parce qu’ils ne sont pas véritablement reconnus comme « civilisés ». Mais les arguments développés (par Michael Walzer, par exemple) pour tracer les frontières entre guerre et terrorisme, ne sont pas convaincants. Sous la définition du terrorisme comme catégorie « légale », justifiant la « guerre contre le terrorisme » (avec tout ce que cela implique : « surveillance de masse, interrogatoires individuels, transfert des suspects vers des centres de torture, assassinat ciblé, interventions militaires dans le cadre d’une autodéfense par anticipation »), se trouvent des choix politiques et moraux jamais explicités. Talal Asad, qui a beaucoup lu Foucault, parle même de nouvelle « communauté épistémique » : un dispositif de savoir qui permet de nommer et de s’occuper d’un objet présenté « comme nouveau dans le monde de la démocratie libérale : la terreur ».
Dans la guerre contre la terreur, les préoccupations humanitaires n’ont plus cours. Elle évoque une répétition des guerres coloniales contre les « tribus sauvages » dont on supposait qu’elles valorisaient moins la vie que les « civilisés ». Leur infériorité militaire et ethnique « justifiait, pour les Occidentaux, le fait qu’ils meurent en bien plus grand nombre ». Il n’y avait « aucun impératif à traiter cet ennemi « non civilisé » avec la même retenue que les « civilisés » ». Ce n’est ni sur le degré de cruauté respectif, ni sur celui de la menace que repose la distinction entre terrorisme et faits de guerre, mais sur « le statut civilisationnel qu’on leur attribue ».
Les attentats-suicides, qui sont l’une des formes les plus spectaculaires que revêt le terrorisme, ont en propre, écrit Talal Asad, d’être des objets rétrospectifs de récits. Ils engagent inévitablement une part de fiction, parce qu’on spécule sur leurs motivations et sur leurs différents déroulements possibles. Les hypothèses auxquelles s’attache Asad, et qui sont les plus fréquemment invoquées, concernent la relation entre subjectivités religieuses et violence politique. Les attentats-suicides seraient l’expression d’une culture politique, une culture de la mort, qui aurait émergé, au Moyen-Orient, au cours de l’histoire récente. Cette interprétation, qui voit dans l’attentat-suicide une manifestation exacerbée, et donc pathologique, de la pulsion de mort, s’inspire de la théorie freudienne de la guerre.
Cependant, objecte Talal Asad, la guerre n’est pas une névrose. « C’est un travail de destruction organisé, légitimé et moralisé que les civilisés ont réussi à exercer de manière plus sauvage encore que ceux qui ne le sont pas ». La guerre n’est pas non plus un suicide. Les données chiffrées montrent, en outre, que la relation entre terrorisme suicidaire et fondamentalisme islamique (ou relevant d’une autre religion) est faible. Expliquer les attentats-suicides par des modèles qui combinent des facteurs psychologiques et des signes culturels, n’est donc pas satisfaisant. Il faut reprendre la réflexion sur la violence et rappeler qu’elle est à la fois antithétique et constitutive de la sphère politique.
La violence, pose l’anthropologue, n’est pas seulement au service des États, libéraux ou autoritaires. Elle est, selon lui, intriquée au concept de liberté tel qu’il constitue le cœur même de la doctrine libérale : c’est en tant que protecteur des libertés de chacun que l’État libéral s’attribue le droit de tuer et de violenter d’autres peuples, y compris à titre préventif. Ce droit à l’auto-défense (qui peut aller jusqu’à l’usage de mines antipersonnel ou de l’arme nucléaire) rentre en résonance avec un « projet de rédemption universelle » et revient, dans les faits, « à affirmer la légitimité de la guerre suicidaire ». L’attentat-suicide relèverait alors « pour une grande part de la tradition occidentale moderne du conflit armé orienté vers la défense de la communauté politique libre ».
Dans cette généalogie complexe de l’attentat-suicide, Talal Asad inclut la tradition biblique. La Bible est remplie de récits d’ « autodestruction » créative. Le plus célèbre est l’histoire de Samson qui meurt, en même temps que ses ennemis, en provoquant l’effondrement du temple de l’idole Dagon. La crucifixion, peut être interprétée comme un suicide indirect, puisque le fils de Dieu accepte volontairement de faire don de sa vie pour le salut de l’humanité. Dans la civilisation chrétienne, « la rédemption dépend de la cruauté, et il y a donc une vérité derrière la violence. »
Il y a pourtant quelque chose de singulier dans les attentats-suicides, qui fait qu’ils suscitent une horreur toute particulière, que l’auteur reconnaît lui-même ressentir. L’horreur « fait exploser l’imaginaire en s’instillant dans cet espace où la personne sociale en formation fournit à elle-même le preuve de son identité ». La désintégration des corps, la suppression des rites de transition entre le monde des vivants et celui des morts, la confusion entre le crime et le châtiment (l’auteur de l’attentat-suicide se supprime lui-même) provoquent un sentiment de confusion et de dissolution des identités. La dimension politique de cet acte de violence extrême qu’est l’attentat-suicide ne renvoie à aucune rédemption possible, « mais à un désastre de part et d’autre ».
En fin de compte, ce n’est peut-être ni le mort, ni le meurtre, suggère Talal Asad, qui nous horrifie dans l’attentat-suicide, « mais la manifestation violente de ce qui est généralement refoulé dans la modernité séculière : la poursuite sans limite de la liberté ». Sans doute l’attentat-suicide met-il à jour les contradictions internes du libéralisme qui réprouve « l’exercice violent de la liberté en dehors du cadre de la loi », alors que « cette même loi repose sur la violence coercitive et en dépend continûment ». Talal Asad nous dépouille ainsi de toutes nos évidences, de toutes nos certitudes. Il nous inquiète, au sens le plus fort du terme. Mais l’inquiétude n’est-elle pas la marque même de la pensée ?