Entretien avec David Chariandy

Le Canada était à l’honneur du Festival America 2018. EaN a pu s’entretenir avec l’un des meilleurs écrivains canadiens, l’anglophone David Chariandy, auteur d’un deuxième roman, 33 tours, qui relate l’adolescence de deux frères d’origine trinidadienne, ainsi que le deuil à la suite du meurtre de l’aîné — chose presque prévisible dans leur difficile quartier de Scarborough, à Toronto, où le danger vient autant de la police que des habitants.


David Chariandy, 33 tours. Trad. de l’anglais (Canada) par Christine Raguet. Zoé, 174 p., 19 €


J’ai envie de pleurer, tellement votre livre m’a touché. Ça va être difficile de mener cet entretien.

Lorsqu’un auteur écrit quelque chose qui vient de son cœur, il ne sait jamais si elle va toucher les autres, des lecteurs qui vivraient peut-être même dans une autre partie du monde. J’en suis très honoré.

Je ne l’ai pas lu, mais apparemment votre premier roman, Soucougnant, ressemble un peu à celui-ci.

Mon premier roman parle de la relation entre une mère et son fils : elle souffre de démence, donc elle oublie de plus en plus. Paradoxalement, elle oublie d’oublier les secrets qu’elle s’est bien gardée de révéler à son fils pendant toute sa vie, et qui remontent à son passé lointain aux Caraïbes, où elle est née. Ils sont au Canada, où, à partir du récit maternel, il construit une histoire normalement destinée à être oubliée.

Cela me fait penser au titre d’une chanson d’Elvis : I Forgot to Remember to Forget.

Je ne connaissais pas celle-là, c’est intéressant.

C’est ironique que ce soit moi qui vous apprends quelque chose sur la musique. Vos connaissances — étalées dans ce roman — sont monumentales. S’agit-il des recherches, où d’une éducation précoce ?

Un peu les deux. L’époque où j’ai grandi à Toronto — à la fin des années 80 et au début des années 90 — marquait le moment où le hip-hop a intégré le courant dominant, donc les enfants noirs et métissés étaient très excités par les diverses formes de représentation qui ont subitement paru à la télévision. Cela dit, la musique dans mon roman est plus celle du platinisme, à l’instant où celui-ci s’est séparé du hip-hop. C’est une forme qui privilégie l’improvisation, des expériences personnelles où un DJ s’empare des vieux disques oubliés par tout le monde, qu’il mélange, en isolant le breakbeat : c’est un exercice de mémoire culturelle, tout comme mon premier roman. C’est drôle, parce que ces mêmes gosses, si leurs parents leur avaient demandé d’écouter Nat King Cole ou James Brown, auraient refusé. Cette musique leur a permis de découvrir par eux-mêmes cet héritage.

David Chariandy, 33 tours

David Chariandy © Joy Van Tiedemann

Pourriez-vous m’expliquer le rapport entre vos premier et deuxième romans ?

Dans le premier j’ai examiné l’endroit où j’ai vraiment grandi tandis que dans le deuxième, j’ai voulu considérer les jeunes avec qui j’ai passé du temps à partir de l’âge de dix-sept ans jusqu’au milieu de la vingtaine, et qui ont laissé une empreinte sur ma vie. J’ai essayé d’imaginer ce qui serait passé si j’avais vécu à quelques pâtés de maisons de chez nous, où si mon père avait quitté le foyer par désespoir du fait qu’il ne trouvait pas de travail – dans la vraie vie mon père avait un job. Tous ces « et si. »

Votre roman est dédicacé à « Austin ». Qui est-ce ?

Austin Clarke a été le premier professionnel écrivain noir au Canada. Il a très intensément soutenu mon travail pendant onze ans, on a eu de longues discussions sur l’écriture, il m’a beaucoup inspiré de diverses façons, mais il est mort avant la publication de ce roman, il y a à peu près deux ans (en 2016). Il écrivait sur la détresse d’ouvriers noirs dans les années 60. Son travail m’a touché, entre autres, du fait qu’il écrivait sur ma mère, de son expérience en tant que travailleuse domestique.

Vous avez quarante-neuf ans – même si vous faites vingt-cinq – et vous êtes très talentueux. Pourquoi n’avez-vous publié que deux livres ?

Merci. J’ai longtemps travaillé sur ces livres. Ce dernier m’a pris dix ans, et comme vous l’avez remarqué, il est assez mince. Et le premier est à peine plus grand et m’a aussi pris une décennie. Je travaille très durement, j’essaie de faire en sorte que le langage chante, tout en créant quelque chose hors norme. Je veux que le lecteur le sente, et qu’il soit attentif au grain même du langage.

À votre avis, en quoi votre style est-il distinctif ?

D’abord pour sa non-linéarité. Pour moi, c’est difficile d’écrire une narration qui suit une linéarité chronologique. Peut-être est-ce parce que cette dernière repose sur une philosophie du temps et de l’Histoire à laquelle je n’adhère pas. Je crois que le passé vit dans le présent, et que celui-ci ne peut être compris qu’à travers l’acte de mémoire. Donc mes narrations sont non linéaires. L’autre chose, c’est que j’apprécie beaucoup la concision. J’ai beau ne pas être poète, j’aime le langage qui aspire à la compression et à la précision.

Vos phrases limpides, même si elles contiennent beaucoup d’émotion, évoquent parfois « l’écriture blanche. » Peut-on y voir une tentative d’intégrer la tradition littéraire dominante ?

Je n’en suis pas d’accord. Il y a plusieurs traditions d’écriture noire tout comme il y en a pour les écrits de non-Noirs. Je vois des rapports entre mon style et certains écrivains que j’admire, tel Michael Ondaatje, que j’ai lu toute ma vie et avec lequel j’ai eu la chance de discuter. De même, je vois des affinités entre mon travail et celui de Dionne Brand, une Canadienne un peu plus âgée que moi, qui est également de Trinidad. Mais ces liens ne sautent pas aux yeux de tout le monde. Et j’accepte qu’on puisse apprécier mon travail de manière variée.

Dans 33 tours, le quartier appelé « Le Park » correspond à une partie de Scarborough, non ?

Scarborough est une banlieue de Toronto. Pendant longtemps elle était connue pour sa criminalité, du fait qu’y habitaient beaucoup d’ouvriers et d’immigrants. Néanmoins il y avait une grosse différence entre sa réputation et la réalité : la plupart des habitants travaillaient énormément en rêvant d’une meilleure vie pour leurs enfants. Pour ne pas parler de la beauté, la dignité et l’imagination de la jeunesse. Je voulais rendre hommage à cela en dépit de tout ce qu’on dit.

David Chariandy, 33 tours

Comment expliquez-vous la mauvaise réputation de Scarborough ?

Les statistiques montrent que les crimes violents sont répartis proportionnellement à travers tout Toronto. Pourtant, quand j’étais jeune, on avait épinglé Scarborough à cause de sa population. La question la plus pertinente est celle des causes profondes : qu’est-ce qui explique que les jeunes d’une certaine ethnicité se sentent suffisamment désespérés pour que la violence devienne une réponse ?

La ville de Scarborough est suffisamment grande pour comprendre des quartiers aisés aussi bien que des quartiers pauvres, n’est-ce pas ?

En effet. Moi, j’ai grandi à l’extrême sud-est de Scarborough, là où se situe mon premier roman. Mes parents faisaient partie de la classe ouvrière : ma mère était travailleuse domestique tandis que mon père était à l’usine. On habitait dans un quartier composé principalement des Blancs de la classe moyenne. Mais il jouxtait un quartier peuplé de minorités, et c’est celui-ci qui a donné sa réputation au reste de Scarborough.

Le personnage du frère aîné – en anglais votre roman s’appelle Brother – est complexe et émouvant. Pourriez-vous le décrire ?

Francis a grandi dans un quartier très dur. Il croit qu’afin de pouvoir affronter celui-ci, il doit s’endurcir. Il adopte alors un certain mode de masculinité afin d’impressionner les autres. Cela fonctionne, mais c’est en même temps dangereux. Son petit frère Michael ne peut pas faire pareil : on ne le voit pas comme dur ou cool. Je voulais ainsi explorer deux modes de masculinité.

Pour Francis le danger vient surtout de la police.

C’est ça le problème : que doit-on ressentir lorsque les autres présument d’emblée qu’on va commettre un délit ? Par exemple, il y a une pratique au Canada qui s’appelle « carding » où le policier a le droit de s’approcher de n’importe qui, de lui demander ses papiers et de lui poser toutes sortes de questions pour obtenir des informations. Des militants ont démontré que cela s’applique surtout aux gosses d’une minorité visible, dont les Noirs. Il existe donc une présomption de culpabilité. À mes yeux, la question la plus profonde concerne l’effet délétère que cette situation produit sur les enfants grandissant dans un environnement où non seulement la police, mais aussi les autres parents – tout le monde en fait – vous regardent comme si vous alliez faire le mal. Cela ronge l’âme.

Dans 33 tours, la mère de Francis et Michael les amène à Trinidad pour voir sa famille. Cette île vous a-t-elle beaucoup marqué ?

Quand j’étais jeune, j’y suis allé avec mes parents, mais ils n’avaient pas assez d’argent pour nous y emmener souvent. Ils y sont nés tous les deux, ma mère étant de descendance africaine, mon père de l’Asie du Sud. Ces deux groupes ne s’entendaient pas toujours bien. En tout cas, même si je n’y ai jamais vécu, j’ai absorbé par osmose la façon dont mes parents employaient la langue, ainsi que la nourriture, la musique, etc. Tout cela m’a influencé toute ma vie. En ce qui concerne Francis et Michael, ils trouvaient la vie au Park assez difficile, donc à un certain moment ils ont imaginé qu’ils pourraient éventuellement procurer un sentiment de sécurité et d’appartenance à Trinidad. Mais une fois là-bas, ils ne le trouvent pas du tout.

Vous sentez-vous proche de l’Inde ?

Enfant à Scarborough, on me voyait comme noir. En fait, il existe un terme à Trinidad pour décrire mon « mélange » à moi : « Dougla. » Mais à Scarborough on ne captait pas les nuances de ce monde plus vaste, donc moi-même je me considérais comme noir. Dans mon premier roman, on trouve des références non seulement à l’héritage de l’esclavage, mais aussi à la servitude, parce que les immigrants de l’Asie du Sud sont arrivés aux Caraïbes de cette manière. Pour mon prochain livre je réfléchis à une histoire basée sur des relations entre des gens descendus de ces deux héritages.

Propos recueillis par Steven Sampson

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