Pascale Casanova nous a quittés le 29 septembre 2018, à l’âge de 59 ans. Devenue une référence dans le monde entier avec son livre La République mondiale des lettres (Seuil, 1999 ; rééd. « Points essais », 2008), elle laisse une œuvre importante, traversée par la question de l’autonomie de la littérature, mais aussi des inégalités entre langues et cultures.
C’est d’abord comme critique littéraire exigeante que Pascale Casanova s’est fait connaître à la fin des années 1980, après des études de lettres modernes et de philosophie à Tours où elle est née. Loin des concessions à l’air du temps et aux succès mondains, elle a introduit un grand nombre d’écrivains novateurs, voire expérimentaux, français et étrangers, sur France Culture, dans ses émissions des « Jeudis » puis des « Mardis littéraires », et enfin de « l’Atelier littéraire », ainsi que dans La Quinzaine littéraire et la revue Liber. Le timbre chaud de sa voix grave et profonde résonne encore dans la mémoire de ses auditeurs, ponctué impromptu par l’éclat perlé d’un rire malicieux. Cette voix et ce rire, elle les a perdus peu après avoir quitté la radio, terrassée par une maladie contre laquelle elle a courageusement lutté pendant plusieurs années, lors même que pleuvaient les sollicitations suite au vaste écho rencontré par la traduction anglaise de La République mondiale des lettres, parue en 2005 chez Harvard University Press.
À contre-courant des pronostics déclinistes sur la place de la culture française dans le monde comme des tendances statistiques pointant la faible part d’essais d’auteurs féminins parmi les flux de traduction, cette réception internationale est un phénomène singulier qui n’a pas assez retenu l’attention. Peu de temps après sa sortie en anglais, cet ouvrage est en effet devenu un classique. Il a contribué, par son approche transnationale, au renouvellement des études littéraires en général et de la littérature comparée en particulier, parallèlement aux « Conjectures on world literature » de Franco Moretti (New Left Review 1, 2000) et à What is World Literature de David Damrosch (Princeton UP, 2003). Son retentissement est allé bien au-delà, en sociologie, en histoire, et dans les milieux intellectuels non académiques. À preuve le message envoyé par Ohran Pamuk à l’annonce de son décès : « Casanova’ s World Republic of Letters is a unique book ! ».
Dans ce livre, tiré de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue sous la direction de Pierre Bourdieu en 1997, Pascale Casanova décrit l’émergence d’un champ littéraire international, autonome des contraintes économiques et politiques, où les œuvres et les modèles circulent en langue originale ou en traduction, formant une République mondiale des lettres dotée de ses instances de consécration propres, dont le Prix Nobel est la plus prestigieuse. Les rapports de force entre les langues et littératures qui la composent sont toutefois inégaux. Les plus anciennes et les plus établies – française, allemande, anglaise, russe – ont accumulé un capital littéraire, mesurable au nombre d’œuvres traduites en d’autres langues et entrées dans le canon mondial. En raison de ces phénomènes de domination, les écrivains sont tiraillés entre universalisme – privilège des dominants – et nationalisme – recours pour les littératures dominées (voir l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé : Des littératures combatives. L’internationale des nationalismes littéraires, Raisons d’agir 2011). Cette analyse démystificatrice a suscité d’intenses et féconds débats, mais lui a aussi valu, comme à Moretti, des reproches injustifiés d’eurocentrisme.
Toute l’œuvre de Pascale Casanova est de fait marquée par la réflexion sur la domination linguistique. Dans ses admirables monographies sur Beckett (Beckett, l’abstracteur, Seuil, 1997) et Kafka (Kafka en colère, Seuil, 2011), elle établit un lien entre l’appartenance de ces deux écrivains à ce que Deleuze et Guattari ont appelé des « littératures mineures » et les révolutions symboliques qu’ils ont accomplies. Elle resitue ainsi les choix de Kafka parmi les options qui s’offraient à cette génération d’intellectuels juifs pragois de langue allemande en rupture avec l’assimilationnisme de leurs pères. Alors que la plupart de ses congénères se tournent vers le sionisme, Kafka trouve dans le théâtre yiddish en pleine effervescence un art véritablement national et populaire. Se faisant ethnologue du peuple juif, il explore dans ses œuvres, sous une forme cryptée, la violence symbolique qui sous-tend l’assimilation, dénoncée au même moment par ses amis sionistes. Il l’aborde sous diverses perspectives, comme impasse, comme trahison, comme perte, comme culpabilité, comme tragédie individuelle et collective, etc. « Dans les récits et les romans, et en particulier dans Le Procès, le désir d’assimilation est incarné par des personnages qui obéissent à une loi, non énoncée explicitement, mais impérative, leur imposant de se soumettre aux règles d’une société qui les méprise et les humilie, sans qu’aucune violence physique les y contraigne et sans qu’ils en aient clairement conscience. Il résulte du même coup que le centre caché de l’œuvre est une réflexion (très critique) sur la domination ».
Son dernier livre, La Langue mondiale. Traduction et domination (Seuil, 2015), analyse le rôle de la traduction comme une arme contre la domination linguistique et comme un moyen d’accumuler du capital symbolique, des traductions du latin en français aux XVIe et XVIIe siècle à nos jours. Il s’achève par une réflexion sur la domination croissante de l’anglais et ses implications.
Chercheure indépendante, associée au Centre européen de sociologie et de science politique, Pascale Casanova a poursuivi son œuvre de façon désintéressée, dans l’isolement imposé par la maladie, l’ascèse et la souffrance. En effet, malgré la reconnaissance internationale dont elle jouissait, elle n’avait pas trouvé de position universitaire en France, en partie en raison des réticences des départements de lettres à l’égard de la sociologie de la littérature. Outre une charge de conférences à l’EHESS en 2003-2004, elle a néanmoins enseigné à l’étranger : à l’Université de Genève en 2005, à UCLA en 2006, et à l’Université de Duke, où elle a assumé de 2011 à 2015 une charge de professeure invitée, alors qu’elle avait déjà de grandes difficultés à s’exprimer et à se déplacer, soutenue par l’accueil compréhensif et attentionné des étudiants.
Pascale Casanova était aussi une femme de gauche et une intellectuelle engagée dans la défense de l’autonomie de la pensée et de la culture, contre les effets néfastes des concentrations sur la presse et l’édition et contre les conséquences des politiques néo-libérales sur les instances de diffusion publiques telles que Radio-France, dont elle avait fait l’amère expérience. Elle aura incarné la fonction intellectuelle critique dans toute sa noblesse.