Au cœur de sa pensée, Benjamin Fondane se reconnaît « un goût absurde de liberté ». Dans la « Préface pour aujourd’hui » de son livre sur La conscience malheureuse publié aux éditions Denoël en 1936, le poète et philosophe franco-roumain oppose sa notion énigmatique d’irrésignation à la contemplation en chambre des philosophes : ce qu’il demande, c’est une révolte qui ne dit pas non, une résignation virile, un fatalisme ironique face à l’histoire, un « refus obstiné ». Son destin en fournit une illustration.
Benjamin Fondane, Devant l’Histoire. Textes réunis et présentés par Monique Jutrin. L’Éclat, 240 p., 19 €
La crise politique, économique et religieuse actuelle – écrit Fondane – « fait irruption jusque dans le cabinet du philosophe et le force à sortir dans la rue » et à prendre une décision. Mais la plupart s’égarent, comme Heidegger, offrent des solutions illusoires, revendiquent un humanisme tiède, alors que l’individu anonyme qui pense se trouver confronté à l’Histoire avec un grand H est en fait la victime d’une « histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur ». L’engagement, dans cette pensée « existentielle », mais nullement existentialiste, perd alors de son sens. Il relève de l’absurde.
La Roumanie, rangée in extremis dans le camp des vainqueurs de l’année 1918, devenue une Grande Roumanie par les gains territoriaux des traités de Versailles et du Trianon, s’est enivrée d’exaltation nationale et de rodomontades fascisantes. Avec son corollaire presque inévitable, un antisémitisme officiel et obsessionnel. Les Juifs roumains sont écartés de la fonction publique, de la médecine, de l’université, ils n’acquièrent qu’en 1923 la citoyenneté roumaine, se sentent menacés. Aussi Fondane, imprégné de culture française, quitte-t-il Bucarest en 1923 pour s’installer à Paris où il collabore assez vite à des revues importantes comme les Cahiers du Sud de Jean Ballard et, surtout, rencontre Léon Chestov à qui il consacre un article dans Europe dès 1929.
Il est sensible, comme il l’écrira à l’occasion des soixante-dix ans du penseur juif, à sa volonté intempestive, « antimoderne », de retrouver la tradition juive, en rupture avec la simple « éthique autonome », purement humaine, « un péché d’orgueil », dit Fondane qui oppose la vraie « position métaphysique » du judaïsme, telle qu’elle s’exprime dans l’Ancien Testament, à la « position éthique », rationaliste, purement profane, éventuellement sociale.
Quelle peut être la place de l’artiste, quelle doit être la fonction de l’écrivain dans un monde dominé par la question sociale ? L’évolution de Gide, par exemple, déçoit Fondane : est-il resté fidèle à sa « ligne générale » en devenant communiste (à sa manière) comme il l’affirme ? Pour Fondane, Gide aurait dû renier franchement son passé, acté sa conversion politique au lieu de laisser croire à une continuité illusoire.
De même, dans un article de la revue roumaine Integral de 1927, il s’étonne de voir les surréalistes qui l’ont inspiré et qui ont réinventé la poésie, le merveilleux, le miracle, dans la littérature, se soumettre désormais, disent-ils, Breton en tête, à la discipline du Parti communiste et aux exigences de la dictature du prolétariat. En fait, « tout le monde triche ».
C’est une interrogation de même nature qu’il formule dans les deux riches essais dans lesquels il expose le discours qu’il aurait aimé tenir lors du Congrès des écrivains de l’URSS auquel il assiste en 1935, un congrès verrouillé comme on sait par le Parti communiste : ce fut un meeting politique plus qu’un congrès, note Fondane, où l’on couvre par des huées la voix de celui qui expose une vision différente. Certes, il est juste de combattre le capitalisme : « éthiquement on ne peut que souhaiter l’avènement d’une société socialiste », mais il existe des questions de métaphysique qui demeureront sans réponse même dans une société qui assurerait éventuellement le bonheur matériel de tous, et aucune instance politique ne peut dire qu’il est « contre-révolutionnaire de parler du hasard, de la chance, de la maladie, de la mort, qu’il est contre-révolutionnaire de s’ennuyer, de s’angoisser, de craindre la mort ou de se suicider ».
Mieux même, la vraie fonction sociale de l’artiste est d’incarner ces interrogations permanentes auxquelles la société, si parfaite qu’elle se dise, ne peut apporter de réponses. « Frivolité de l’artiste » ? Fondane corrige immédiatement sa formulation : cette frivolité-là est on ne peut plus sérieuse, c’est elle qui fait qu’on a préféré « Baudelaire, le sadique, le dandy, l’opiomane » à Hugo « l’apôtre, l’exilé, le chantre du progrès et de la foule ». On ne s’étonnera pas d’apprendre que Walter Benjamin a apprécié le premier de ces articles (« Une politique de l’esprit »), comme il l’écrit dans une lettre à Jean Ballard du 23 novembre 1934.
Ce qui frappe et qui émeut dans ces pages très intenses, c’est la force prophétique d’une réflexion sans illusion, qui perçoit très clairement ce qu’est le totalitarisme sous toutes ses formes et qui devine le sort futur des Juifs. Si, dans un article de 1933 sur L’Église de Céline, Fondane peut encore ironiser (« on allumera des bûchers par ci par-là… les Juifs passeront d’abord… Cela nous fera gagner du temps ») et lui conseiller la prudence, il juge au fond avec Chestov que le Juif est là, dans le monde moderne et contre lui, pour témoigner, « dans l’angoisse », de l’absence de Dieu.
Il vaut la peine de rappeler que Fondane acquit la nationalité française en 1938, à temps pour être mobilisé en 1940, être fait prisonnier, puis être libéré pour raisons de santé, avant, en mars 1944, d’être arrêté par la police française, à son domicile de la rue Rollin dans le 5e arrondissement. Il ne s’était guère caché sous l’Occupation. Déporté à Drancy, puis à Auschwitz, il meurt dans une chambre à gaz en octobre 1944.
Pierre Pachet, dont le père était également originaire de Jassy, dans un entretien sur Fondane dans Le Magazine Littéraire d’octobre 2009, après avoir cité « l’inoubliable poème » intitulé « L’Exode », rappelle qu’être poète « est une fonction et une responsabilité » et salue « la vigilance amère » de Benjamin Fondane. Signalons aux imbéciles qui ont voulu récemment souiller la plaque en mémoire de Pierre Pachet, rue Chapon, que Benjamin Fondane a droit à deux plaques rue Rollin, l’une à son domicile, et l’autre à la placette qui ferme la rue.