En 2010, la Halle Saint-Pierre offrait une première exposition de plusieurs centaines d’œuvres de 63 créateurs japonais qui étaient totalement inconnus. Aujourd’hui, la Halle propose les œuvres d’une cinquantaine d’autres artistes japonais. Et elles aussi surprennent : un bestiaire inaccoutumé, les architectures des villes, les guerriers, les robots, les grimaces de certains portraits, les véhicules, les paysages perçus depuis les trains, les calligraphies disséminées, des céramiques troublantes, des origamis singuliers…
Art brut japonais II. La Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard, 75018 Paris. 8 septembre 2018-10 mars 2019
Art brut japonais II. Éd. Halle Saint-Pierre, 152 p.
Directrice de la Halle Saint-Pierre, Martine Lusardy est la commissaire de cette exposition fascinante. Au Japon, des critiques d’art japonais ont précisé les notices biographiques de ces créateurs. Une partie de ces artistes ont vécu dans des hôpitaux, dans des ateliers sociaux. Actuellement, aux XXe et XXIe siècles, les administrations du Japon, les médecins, les entreprises privées considèrent l’art brut comme un nouveau patrimoine culturel de ce pays. Dans des régions diverses du Japon, un grand public admire les inventions longtemps clandestines, sécrètes de créateurs d’abord autodidactes. Ce sont souvent des artistes isolés ; ils sont parfois hallucinés, angoissés ; ils se situent loin de la culture asphyxiante, des conformismes ; ils choisissent l’errance, les détours, les déviations, les délires, le dérèglement mental, l’irrationnel, le goût du chaos, le paradoxal, l’amour de l’aberrant, la subversion, les formes fantasques, les êtres monstrueux.
Dans le catalogue de cette exposition, Martine Lusardy signale alors : « Nous reconnaissons de ces œuvres venues du Japon le grand vent de l’art brut. » Elle évoque à ce propos les textes de Jean Dubuffet, ceux de Michel Thévoz, ceux d’André Breton qui perçoit un « infracassable noyau de nuit ». Se révèleraient dans l’art brut les visions d’un inconnu voilé, énigmatique.
Les bêtes pullulent, grouillent, se propagent, circulent, s’agitent. En argile, Akio Kontani (né en 1970) sculpte les oiseaux de feu, les pieuvres, les démons ; il commence presque toujours ces animaux par leurs bouches. Naoya Matsumoto (né en 1997) crée des poissons fantastiques ; il commence une base centrale faite de journal froissé ; puis il la recouvre d’argile et modèle la forme générale ; puis il ajoute les yeux, les nageoires, les dents féroces, les centaines d’écailles ; certaines des œuvres de Matsumoto sont lourdes et transportées par trois personnes. Kazuma Ashida (né en 1997) accumule des milliers de rennes et de hiboux minuscules. Takayuki Ayama (né en 1973) peint des animaux très colorés sur un bois de camphrier : le bœuf noir, les léopards élancés, vingt grenouilles qui sautent… Makoto Fukui (né en 1942) éprouve des hallucinations visuelles et auditives ; il dessine des créatures extraterrestres, des monstres ; il explique : « C’est mon univers parallèle ; je perds de vue les gens ; ce sont des frissons froids ; pourrez-vous encore aimer ? » Yoshiro Watanabe (né en 1989) plie des feuilles de chênes ; il les transforme sans colle ; il les tord ; il invente des origamis ; il multiplie les girafes, les chiens, les souris, les lions qui bondissent…
Les humains luttent, dansent, désirent, se caressent, tirent la langue, jouissent. Makoto Toya (né en 1944) a peint 61 rouleaux gigantesques de papier japon à l’acrylique : les ravissantes acrobates nues, les anges, l’éléphant bleu, la lune, les montagnes… Akemi Furukawa (né en 1992) dessine sans cesse des personnages excités : monsieur mille doigts, Monsieur Ange, Monsieur désordre… Marie Suzuki (née en 1979) peint parfois les vastes paravents ; elle suggère les organes génitaux, les seins, les jambes, des lames de ciseaux ; ses obsessions seraient liées aux souvenirs de son enfance. Yuro Nohara (né en 1979) peint, en couleurs intenses, ses visages, leurs yeux, leurs oreilles, leur bouche, qui sont ouverts ; autiste, elle ne parle pas de ses pensées, ni de ses émotions… Ichiro Oka (né en 1966) peint en gros plans des fragments de visages ; des détails : les bouches, les dents, les cheveux ou les masques des nez et des bouches… Shinji Ishikawa (né en 1997) fabrique des centaines de robots de combat ; il coupe des morceaux de plastique, des bouts d’aluminium et de vinyle.
Certains créateurs représentent des cités, des architectures, des tours, des panoramas. Katsuyoshi Takenada (né en 1987) trace des lignes fines qui s’entrecroisent, se tressent ; il dresse des châteaux, des tours… Shoko Harazuka (né en 1995) dessine d’immenses vues aériennes de villes connectées ; chaque vaste dessin lui demande une année de travail. Yasushiro Kobayashi (né en 1983) dessine avec méticulosité la construction progressive des rues de la ville de Sapporo, au nord du Japon. Ou encore Tomoaki Sokain construit des meubles d’équipements électriques : machines à laver, réfrigérateurs, télévisions… Ou bien Noriyuki Katsura (né en 1978) met en évidence les compteurs enregistreurs ; il veut mesurer la nourriture des chevaux ; sans cesse il jauge ; il arpente ; il calibre ; il pèse et chiffre…
Sur les grandes routes, les véhicules variés roulent, circulent, voyagent. Takumi Matsuhashi (né en 1991) dessine et colore le camion rouge des pompiers, un grand camion vert de livraison ; autiste, il a des difficultés à verbaliser ses pensées, mais son œil précise les détails de voitures. Shinichi Sawada (né en 1981) utilise de petits morceaux de papier déchiré ; il construit des bus, des trains, des autos ; il réalise des cloisons coulissantes…
Quelques créateurs choisissent l’abstraction. Misuzu Seko (née en 1981) emploie les fils de coton et de laine colorés ; elle brode ; elle produit un chaos embrouillé où des feux d’artifice jaillissent… Satoshi Morita (né en 1978) conserve des restes de fils stockés dans des boîtes en carton ; il les brode sur un tissu irrégulier ; selon lui, ses gestes maîtrisés constitueraient un rituel mystérieux. Kazu Suzuki (né en 1963) est calme, discipliné ; il tisse cinq jours de la semaine ; il suspend des cordes polychromes de 4,40 m ; il adore qu’on le complimente et ses gestes sont plus rapides… Le crayon de Waraji Gosokuni (né en 1979) se déplace à toute vitesse sur le papier ; il a été diagnostiqué schizophrène ; il explique : « Je ne pense pas à ce que je dessine, ni à pourquoi, mais je le fais simplement ». Les traits de Yuichi Nishida (né en 1974) sont véloces et sereins ; son style est de plus en plus libre ; il figure des mandarines, des enfants ; il cherche « un nouveau voyagé long ».
Bien des artistes de l’art brut tracent une vague calligraphie, des lettres ou des signes disséminés ; parfois ces écritures suggèrent des notes de musique, les mots des chansons…
Dans cette exposition, nous percevons aussi les dessins et les peintures de deux survivants du bombardement nucléaire de Hiroshima : Masaki Hironaka (né en 1939) et Yokio Karaki (1929-2016). Ce sont les témoignages sobres de l’effroi et des émotions intimes des survivants. Martine Lusardy indique la puissance graphique et l’expressivité de ces dessins qui bouleversent. Selon elle, les survivants ont connu « l’enfer, l’incendie, la pluie noire, la douleur, la soif, la perte des proches, le sentiment d’abandon, la difficulté des soins médicaux, les blessures effrayantes… » Ainsi, Yokio Karaki avait quinze ans ; il vivait à seulement trois kilomètres du bombardement atomique ; ces visions ne l’ont jamais quitté ; à partir de 1984 et pendant huit ans, il a réalisé onze peintures à l’huile ; il a fait don de ses œuvres au musée de Kyoto. Sur le ciel sur Hiroshima : un éclair de terreur, un « flash » de la mort.