C’est un pays imprévisible que Blim. On y croise toutes sortes d’hommes et de femmes qui ont de drôles de lubies, de pensées, d’actions, d’habitats, de manières de vivre et de se séparer des autres, de façonner du sens à leurs existences. Colleurs d’affiches de réseau secret international, hôteliers inhospitaliers, antiquaire philosophe, photographe animalier, miniaturiste paradoxal, ascète rescapé des camps, ils donnent forme à des fables plurielles. Ils font accéder à un espace ouvert, laconique et radical à la fois, où l’on se saisit de la douleur, de la révolte, de l’utopie, de l’histoire, de la mémoire, du mensonge, de l’aberration, du cauchemar.
Gonçalo M. Tavares, Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père. Trad. du portugais par Dominique Nédellec. Viviane Hamy, 256 p., 19 €
Chacun, chacune, opère tel un sphinx dont on écoute l’énigme, afin de passer à l’initiation suivante, en autant de stations nécessaires pour atteindre le mouvement final, qui emporte tout. L’énigme vaut équation de vie, transmission et étau tout à la fois, l’oppression côtoyant l’humanisme dans la zone urbaine et ferroviaire délimitée par Gonçalo M. Tavares.
Deux autres sphinx recueillent les confessions des gens de ce siècle (le XXe) où la jeune fille se serait perdue : Marius le fugitif, dont on sait peu de chose sinon qu’il fait des cauchemars, et Hanna, la jeune fille au sourire auratique. Couple dépareillé, ils forment le double centre, donnent du jeu à la spirale du récit, qui se complique par l’irruption de la première personne. Œuvre de discours, ordonnés en chapitres brefs selon un plan en déséquilibre, mais œuvre tout autant d’écoute, d’une écoute qui peut s’avérer attentive et critique comme elle peut être flottante, fugitive, sourde selon qu’on se place dans la réception de Marius ou dans celle d’Hanna. Les événements tragiques, les idéologies nauséabondes, les résistances féroces se tiennent, tacites, dans le clavier bien tempéré des dialogues que Marius, protagoniste et observateur, entretient avec les autres figures rencontrées au cours du périple, dialogues qu’il commente avec parcimonie dans leurs dires et leurs non-dits, mais qui décident de la possibilité de l’amitié ou de la nécessité de la défiance, tandis qu’Hanna, lumineuse, les ponctue de son sourire et aimante la sympathie en un miracle de personnage.
Ils se sont trouvés dans la rue, quelque part, dans une ville qui n’a pas de nom. Son visage à elle ouvre le livre, « ce visage si caractéristique, arrondi, avec des yeux et des joues énormes. Une handicapée – ou un handicapé ? ». Sa quête – « Je cherche mon père » – en constitue l’embrayeur. Marius en est l’amphitryon éclairé : il accueille l’objet de la quête avec évidence sans pour autant se définir comme homme de bien et l’accompagne. Blim, enfin, c’est l’un des rares indices sur lesquels Marius peut s’appuyer pour démarrer l’enquête. Hanna dit que son père y vit. Mais Blim est peut-être une fausse piste : malentendu ou mot mal articulé. Sur la carte du monde connu, Blim, ce serait Berlim (« Berlin » en portugais), selon l’hypothèse émise par Marius et à moitié confirmée par Hanna (qui renchérit par le mot « Belim »). L’Allemagne désignée comme site de la fiction l’est à travers ce mot-sphinx, qui montre le dérèglement des coordonnées les plus nettes.
L’écrivain affectionne le mélange de l’ambiguïté et de la logique dans ses fictions. Il injecte à chaque nouvel opus un récit de la méthode propre et une ironie devant la rationalité portée comme étendard. Ici, la logique déconcerte, les paroles d’autorité sont décalées, les solidarités affrontent les solitudes. Le labyrinthe exploré est l’avatar vertigineux d’un autre labyrinthe fait de l’histoire bien réelle du XXe siècle. Avec une économie et une énergie combattives, Gonçalo M. Tavares s’attaque au fascisme sous toutes ses formes. Montre qu’on ne sort jamais du labyrinthe et que les dispositifs d’archives sont précaires, le rescapé de Terezín conte la fable des sept hommes de mémoire : « sept juifs, qui avaient mémorisé, sans la moindre lacune, toute l’histoire du XXe siècle », « sept XXe siècle » formant à leur tour sept autres en une chaîne indéfiniment prolongée, afin de garder intacte la mémoire de l’histoire.
La clarté du jeu de questions et de réponses initié avec la boîte à fiches d’Hanna, matériel pédagogique pour « l’apprentissage des personnes handicapées mentales », se fonde possiblement sur une pierre mal taillée, entre désarticulation et détermination du lieu : Blim ou Berlim, seule réponse ambiguë d’Hanna, sur laquelle pourtant s’échafaude l’entièreté du voyage. Or, Blim ou Berlim, c’est tout un, dans la fiction et dans l’histoire, c’est un espace géométrique troublé qui ouvre sur autant d’apories que de chemins possibles, qui cartographie dans le territoire de la fiction une histoire et des époques rongées par l’immensité de la perte et des drames qu’elles contiennent. De façon spectaculaire, le paroxysme de ce dispositif est atteint lorsque Marius, perdu dans la géographie complexe d’un hôtel dont les chambres sont disposées selon la cartographie des camps de concentration à échelle réduite, s’illumine de joie lorsqu’il trouve enfin le nom d’Auschwitz, brillant dans la nuit.
À l’orée du livre, l’entrée en scène abrupte de Josef Berman, chasseur d’images et de visages, nous alertait déjà et créait un abîme où Hanna sans père, Hanna solaire et, déjà, Hanna la rescapée, perdue dans la fiction de Allemagne postnazie (« quelque part entre les années 1950 et 1970 », indiquera l’auteur dans un entretien), pouvait bien sombrer encore. Forçant les bêtes à poser pour des portraits angoissés, l’homme veut à tout prix tirer celui d’Hanna pour l’ajouter à sa collection particulière de visages particuliers : « il n’y avait plus que des photos d’individus atteints de trisomie 21. Des dizaines et des dizaines de visages » captés comme ceux de prisonniers pour illustrer à leurs dépens une odieuse théorie de la race. Les rôdeurs et autres stalkers du désastre n’ont pas cessé de pister leur proie. La quête positive – trouver le père – se double alors d’une quête négative : fuir pour empêcher la capture d’Hanna et sa classification dans la collection bermanienne.
Si les camps de concentration sont le motif obsessionnel du livre (avec eux, les protagonistes y font des formes, des plans d’hôtel, des cauchemars, des archives, des histoires), fuir le siècle en est l’autre figure récurrente : conseil avisé qui revient dans les différentes bouches des orateurs rencontrés par Marius et Hanna. Il faut prendre de la distance avec lui, ne pas s’y perdre par une adhésion aveugle ni une porosité trop grande, il faut rester séparé, solitaire, observateur. De là, décider ou non d’en être solidaire. Fascinés par l’infinitésimal et le détail, les protagonistes se sont convaincus que tout peut basculer selon des jeux d’échelles et de vélocité surprenants, et que nul n’est à même d’en réchapper, à moins peut-être de s’y préparer.
Les singulières listes et les objets qu’ils accumulent tiennent de ces émouvantes piles de galets assemblées sur la rive le temps d’une marée, témoins silencieux du passage humain. Ils sont le revers de l’immensité de leurs solitudes. L’école de la survie disséminée dans la succession de leurs fables devient l’extension inquiète et le fantôme ironique de l’école à la vie en société contenue dans les fiches d’Hanna, expériences contre préceptes rendant coup pour coup au cas par cas. La menace est omniprésente malgré les apparences civiles des discours et le calme olympien de la jeune fille, moins perdue qu’il n’y paraît.
Dans la bibliothèque, des échos se nouent avec d’autres œuvres : Strindberg et Le songe, Buzzati et le cauchemar machiné dans « Le rêve de l’escalier », Walser et ses microgrammes, Calvino et Le chevalier inexistant. Les personnages tiennent des comptabilités absurdes en soi mais pas pour soi, puisqu’elles permettent de garantir qu’on est vivant, dans l’ici et maintenant du loisir, de l’errance, de l’angoisse. Seule Hanna a le privilège du silence et du bonheur étal, Joconde nouvelle contemplant le siècle avec placidité, pourvue du don d’apaiser autour d’elle les esprits et les passions. Celle qui sait dire oui est figure de la fragilité qui résiste aux injonctions de son siècle, parce qu’elle se connaît comme fragilité, annule l’idée de compétition et se rend disponible à l’autre, comme Gonçalo M. Tavares le dit dans un entretien où il revient sur la grâce et la bonté qu’il a senties chaque fois qu’il a été en contact avec des enfants affectés du syndrome de Down.
La fin, euphorique, est brutale, glaçante. Le dernier mouvement qui emporte est aussi un déport, une déportation. Une extase ou une emprise. Elle rappelle le dernier rêve de Rosaura dans le Calderón de Pasolini.