Après sa traduction des Métamorphoses d’Ovide, Marie Cosnay publie un faux roman d’espionnage contemporain, dans la veine de son formidable Cordelia la Guerre. Épopée est l’histoire de héros ordinaires qui se poursuivent les uns les autres autant qu’ils se cherchent eux-mêmes. Une quête déçue, de Belleville à la Françafrique, où l’objet du combat est peut-être surtout le langage, les mots pour le dire.
Marie Cosnay, Épopée. L’Ogre, 336 p., 21 €
Épopée s’ouvre sur un corps allongé boulevard de la Villette. Une policière, Zelda – « cheveux roux, incoiffables, c’est pas le vent qui est cause, il n’y a pas de vent » –, penchée dessus. Très vite, l’enquête fait naître plus de questions que de réponses. Un deuxième mort surgit. Avec les empreintes digitales d’une jeune femme, Clotilde Keppa. Les meurtres paraissent liés au terrorisme ouïgour, mais on n’en saura pas beaucoup plus. L’enquête s’enlise. Les personnages se ratent beaucoup dans Épopée, roman d’aventures empêchées, de voyages difficiles. Zelda ne retrouvera pas Clotilde ; à la place, elle poursuivra un héron qui s’enfuit. Un héron dessiné sur le blouson d’un jeune homme et en même temps un vrai héron, qui reviendra quelquefois, planant sur toute l’histoire racontée par Marie Cosnay.
On laisse assez vite Zelda, pour la retrouver plus tard. Entre-temps, on aura rencontré plusieurs autres personnages, comme autant de fils à tirer dans ce roman de groupe où aucun personnage n’est au-dessus des autres, où tous sont importants.
Il y a d’autres policiers : Guilhem, qui a cette tendance, gênante pour un enquêteur, de toujours disparaître ; Ziad, qui va rapidement changer d’allégeance et de priorités, tout en restant profondément loyal. Ils croisent la route d’autres personnages derrière lesquels l’histoire embraie au hasard apparent des rencontres. Comme celle entre Clotilde Keppa, jeune fille « sexless », parce que « les histoires d’amour c’est mort : dès que je m’emballe, je perds un usage, l’usage d’un bras, de mes jambes, de la parole », et le bel et très vieil Alban, dieu mineur autant que héros fatigué. Démiurge maladroit, rongé de frustrations et de désirs, dont les tentatives pour infléchir un destin mauvais échouent. Alban, qui appartient aux services secrets français, monte une équipe de francs-tireurs. Avec Clotilde, Ziad, Frazer – Orphée aux dread sales détenteur d’un secret qui fait saliver de grosses entreprises – et d’autres, dans le but d’éliminer des salauds. Le premier d’entre eux est Terzef, sorte d’alter ego d’Alban, dirigeant de Pétrogaz, filiale de Total impliquée dans maints trafics, russo-congolais, sarkozo-libyens, sarkozo-syriens.
Le monde réel baigne le roman de Marie Cosnay : des encarts de texte ne relevant pas du roman apparaissent dans la marge du récit, courts échos d’actualité – l’Hyper Cacher, les migrants, l’Éducation nationale, les SDF, la pollution radioactive au Niger, etc. – qui le mettent en perspective. On aperçoit des mercenaires russes, des pistolets utilisés en Ukraine. Il y a même une date, bien qu’incertaine : « On est peut-être au printemps 2015. Les services secrets français, au nom de l’antiterrorisme, sont désorientés ».
Dans ce monde comme il va, les personnages avancent à l’aveugle, aussi perdus que nous, en proie aux mêmes doutes et désillusions quant à leur capacité à agir sur lui. Ils passent beaucoup de temps en route, toujours à la traîne de ce ou de celui qui manque, fait défaut. Sur des pistes perdues. À dos d’âne. À coups de TGV Sud-Ouest. Dans des villes « du Moyen-Âge », presque fantastiques, aussi bien que boulevard Raspail, il y a des planques, des chambres d’hôtel. Des valises de billets qu’on se vole et qu’on s’échange, davantage comme un secret que comme un trésor. Des agressions, des enlèvements, des meurtres. Ces figures imposées du roman d’espionnage se trouvent revivifiées, décalées par la langue de Marie Cosnay, tel le passage à tabac de Thomas Rothman : « un cafard court vers la flaque de sang, s’y noie, quantité de fourmis se précipitent à leur tour, colonne colonie, il ne voit pas parce qu’il ferme les yeux, du plafond au sol en sang il voit, ne voit plus, les bêtes deviennent grosses, plus grosses, me prennent, m’arrachent par le col, m’emportent dans les airs du dessus qui n’ont rien à voir avec ces plafonds aux néons jaunes, toujours est-il qu’il s’entraîne à parler et la voix est menue-menue, voix chuintante de bouche sans dents qui implore ».
Tressée avec l’actualité, la mythologie est aussi là, comme un autre sous-texte. Souvent souterraine, affleurant parfois, comme quand Frazer fait resurgir d’un trou son « Eurydice ». Ou quand une « sphynge » apparaît au détour du chemin, « bec d’oiseau, effrayante », mais qu’on peut ignorer, dépasser sans conséquences, et qui se dissout derrière soi.
Suivant des personnages dans l’hésitation, l’incertitude, l’erreur, le texte maraude, fait des détours, se retourne sur lui-même à chaque fin de chapitre pour savoir où il en est. On avance comme en un rêve éveillé, aux limites fluctuantes. Les phrases restent courtes : rien n’est sûr au-delà d’une ou deux lignes. Les bonheurs, brefs, naissent des sensations : Frazer enlace un saule pleureur qui le suit et le rassure, Clotilde a perdu l’usage d’une main, des cornes « de pureté » lui ont poussé : « anciennement sexless, Clotilde Keppa est allongée sur un lit. C’est maintenant que lui arrive le meilleur. Le meilleur gît dans une phrase. C’est parce que le corps a disparu qu’on peut aller le chercher. Voilà la phrase. » Le langage également est précaire, éphémère. Il offre des pointes de poésie, pas d’évidence. Des moments de grâce, des instants où le brouillard se déchire, mais pas des contours affirmés sur un ciel sans nuage : « Un corps revient du gouffre où il était plongé. Et c’est comme toujours, quand quelque chose revient, la disparition n’est pas loin. La dernière chose qu’on voit, c’est la salamandre sur l’épaule d’Irina dont c’est le tour de courir ». La disparition, la fuite encore. Une course dont on ne connaît pas le terme.
Épopée ne progresse pas linéairement d’un point A à un point Z selon une logique implacable. Souvent le récit s’efface comme un fleuve se perd dans son propre delta. On lâche un bras d’eau pour en suivre un autre. Mais c’est un plaisir rare d’arpenter ce paysage narratif dont la plasticité, la complexité et l’incohérence sont celles de la vie. Épopée est un roman poétique sur le monde d’aujourd’hui, son opacité et sa confusion. Le monde intérieur de l’identité, comme celui, extérieur, des intérêts politico-industriels. Un texte dont le combat épique final n’a que des vaincus. Ne survivent que des images : « Le héron de tout à l’heure vole au-dessus des deux corps » ; « L’image d’une enfant aux couettes bicolores. Une étoile rouge à son flanc ». De la poésie. Du langage.