Par les écrans du monde, de Fanny Taillandier, tisse ensemble les récits du 11 septembre 2001 à partir des images parvenues sur nos écrans. À travers cette toile visuelle et narrative, on suit la trajectoire de trois personnages : Lucy Bandowska Johnson, employée dans une grande compagnie d’assurance du World Trade Center, son frère William, ancien des US Air Force et chargé de sécurité de l’aéroport de Boston, et Mohammed Atta, jeune architecte égyptien, pilote du Boeing 767 d’American Airlines qui se projeta sur la tour nord des tours jumelles.
Fanny Taillandier, Par les écrans du monde. Seuil, 252 p., 18,50 €
« Les images se sont carambolées ; avions, tours, verticale, horizontale, ciel, feu, ruines, ville, tout cela sans queue ni tête, comme un alphabet hiératique. » Fanny Taillandier revient sur le carambolage des images qui forment lors de ce 11 septembre, « l’image précise du chaos ». Sans jamais chercher à l’ordonnancer, elle parvient, par le roman, à restituer cette image-là, et l’aveuglement initial qu’elle provoque : « Un épais nuage recouvre la ville. On n’y voit plus rien. ». Elle s’empare jusque dans les moindres détails de cette image insensée, de ses causes et de leurs effets, du désordre qu’elle provoque dans les corps, les consciences et jusque dans les mots. Attentive à cet « alphabet hiératique », qu’elle découvre à la manière d’une archéologue et délivre des images-écrans qui défilent sur les téléviseurs du monde entier, elle façonne d’autres récits, moins univoques, mais riches de force romanesque. Plus qu’un livre sur le 11 septembre, ou sur les images du 11 septembre, Par les écrans du monde apparaît comme un roman qui exhume la toile des images et des récits empêchés et oubliés. Le roman, en interroge toute la force fictionnelle et la nécessité.
C’est donc un geste tout à la fois romanesque et politique. Fanny Taillandier ouvre les images hypnotiques qui défilent sur les écrans à d’autres espaces. Elle montre combien l’image des avions s’écrasant contre les tours s’incarne dans une histoire mondiale. Elle tisse des liens entre les images et les histoires d’ici et d’ailleurs, à travers ses trois personnages principaux, Lucy Johnson, William, et Mohammed Atta. Le personnage de William, ancien « interprétateur d’images » de l’US Air Force et chargé de sécurité de l’aéroport de Boston, est particulièrement intéressant. Fanny Taillandier restitue toute la fragilité d’un personnage traumatisé par les images de la mission américaine Tempête du désert au Koweït en 1991, ou de l’opération Restore hope, en 1992, en Somalie, « point névralgique de cette toile mondiale ». Elle révèle ces « mailles sous-tendant » le monde de William, qui incarne notamment celui des soldats américains blessés et atteints de stress post-traumatique, provoqué parfois par les seules images. Fanny Taillandier semble appeler à considérer leur puissance à détruire les corps, les consciences, comme les récits nationaux. Ainsi, à propos des images de la guerre en Somalie, elle écrit : « Résultat, les images avaient pris leur vie propre : à la télévision soudain, la danse triomphante des corps faméliques autour des 4X4 où étaient accrochés les cadavres, les sourires sauvages des visages émaciés, terrifiants. » Le livre décentre ainsi notre regard, des États-Unis vers l’Afrique, des corps blessés lors du 11 septembre qui s’incarnent dans celui de Lucy coincé dans les souterrains du World Trade Center, à ceux du monde dans son ensemble.
Roman engagé, Par les écrans du monde témoigne ainsi d’un regard aiguisé sur la construction de l’espace intime et mondial. Auteure du livre Les États et Empires du lotissement Grand Siècle, Fanny Taillandier est attentive à l’architecture, à l’urbanisme, et aux réseaux tissés entre les villes, les pays, et les hommes. La description précise de ce que perçoit Lucy des sous-sols des tours jumelles révèle cette conscience aiguë des espaces urbains et de leur rapport au corps : « De ses deux mains, elle sonde précautionneusement le vide devant elle. Des gravats, une surface assez vaste de polystyrène, puis quelque chose de froid, sans doute du métal… » De même, l’insistance sur le passé d’architecte dans le récit de la trajectoire de Mohammed Atta et l’évocation des cartes mouvantes du Caire témoignent du regard original que porte Fanny Taillandier sur les paysages et sur son personnage. Elle tisse un récit spatial et non-linéaire : « En même temps qu’Atta grandit, la ville autour de lui s’étend, anarchique. Mohammed étudiant erre hypnotisé, remontant les avenues trop chaudes, trop longues, hurlantes… ». L’arrivée solitaire d’Atta à Hambourg afin de préparer une thèse d’urbanisme est un des passages les plus édifiants du roman. C’est dans cette ville dont il scrute la construction urbaine, et dont il aime « les colonnes de containers multicolores et les énormes paquebots que survolaient des cigognes », qu’il se perd. Jamais pourtant Fanny Taillandier ne fait de cette arrivée à Hambourg et de la solitude immense de l’homme l’explication unique du basculement de sa foi. En romancière, elle tisse plutôt des réseaux, des liens de causalité possibles, des récits envisageables, et explore la capacité du roman à leur donner vie.
Par les écrans du monde, dans l’attention qu’il porte aux ailleurs, aux paysages du monde, aux villes dans leur ensemble, aux cartes des territoires, ouvre d’autres voies, d’autres histoires. Le personnage de Frédéric, l’amoureux de Lucy, incarne, jusque dans ses excès parfois comiques, cette ouverture : « Selon Frédéric, il fallait trouver les failles de ce récit des puissants, en dévoiler les faiblesses, en montrer les alternatives ». On entend alors en filigrane, et sous le récit que tente d’ordonnancer l’Agent spécial américain du bureau de contre-terrorisme, d’autres voix, parfois dissidentes, comme celle d’Hakim Bey, penseur des TAZ (Zones Autonomes Temporaires). Fanny Taillandier ouvre ainsi le récit du 11 septembre à d’autres, et laisse surgir, avec finesse, les contre-champs et les hors-champs. Le roman, dans sa plasticité même, saisit là avec acuité l’un des enjeux de notre monde contemporain.
On pourra cependant s’interroger sur la présence de la longue bibliographie finale. Par les écrans du monde engage une réflexion d’une grande finesse sur la notion du récit, sur l’écriture d’un tel événement et sur sa réécriture dans une fiction. Pourquoi ne pas laisser le roman, dans sa forme même, assumer cette pensée de la littérature en toute liberté ? On comprend le désir de s’inscrire dans une filiation de philosophes, d’écrivains et de penseurs, et de faire cohabiter la forme romanesque avec celle de l’essai. Était-il pourtant nécessaire d’y apposer cette liste ? La fiction inventée par Fanny Taillandier, les personnages romanesques de Lucy et de William Johnson, de Frédéric ou de Sally, adossés à la trame historique, semblent pouvoir assurer à eux seuls cette pensée originale et vive du récit.