Fellini, artisan et magicien

Fellini admirait Picasso et, en avril prochain, une exposition des dessins évoquant ses rencontres avec le peintre d’origine espagnole permettra de voir leur dialogue en images. En attendant, on se délectera des entretiens qu’il a accordés à Rita Cirio. Federico Fellini. Le métier de cinéaste est un album qui contient des dessins, des photos et surtout des discussions avec le maître de Cinecitta autour des acteurs, des producteurs et de ce qu’il nomme « les artisans ».


Rita Cirio, Federico Fellini. Le métier de cinéaste. Trad. de l’italien par René de Cecatty. Seuil, 256 p., 39 €


Le mot de « peinture » revient souvent dans les entretiens, et celui de « lumière » : selon Fellini, le rayon de lumière qui fend la forêt dans Rashomon de Kurosawa est l’essentiel. Il le dit à propos de ses films : « La lumière est le vrai secret de l’expression cinématographique, c’est le sentiment, la grammaire, le style, et vraiment avec elle on peut transformer et transfigurer les choses. » Il y revient dans la troisième partie du livre, intitulée « Les artisans », évoquant « le scintillement du cristal d’un verre », plus important que n’importe quel dialogue.

On ne s’étonnera pas, dès lors, qu’on ait vu ou pas un film de Fellini, du rôle éminent que joue le visage dans toutes ses œuvres. Il part de visages pour choisir ses acteurs, il rêve sur des photos dont il sait qu’elles composent une image faussée de ceux qui les ont envoyées, il prend de nouveau des photos et il transforme ses acteurs jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il recherche, exactement. On lira à ce propos comment il a métamorphosé Donald Sutherland pour son Casanova, ou François Périer pour Les nuits de Cabiria.

Fellini a toujours été un artiste. Il aimait dessiner, a débuté comme caricaturiste et on trouvera dans l’album de nombreux dessins très colorés qu’on rêverait d’afficher chez soi. On sait quelle humanité ces caricatures révèlent : l’ironie se mêle à la tendresse. La Gelsomina de La Strada en est l’incarnation, mais aussi cette Saraghina, inspirée d’une prostituée qu’il avait vainement recherchée dans les faubourgs de Rome, en compagnie de Pasolini, ami dont il dresse un beau portrait : « Il avait quelque chose d’avide dans le regard, de très attentif, une curiosité vivace, inépuisable. » La Saraghina hante ses films, de La Strada à Amarcord, en passant par Fellini Roma.

Rita Cirio, Federico Fellini. Le métier de cinéaste.

Federico Fellini et Donald Sutherland pendant Fellini’s Casanova, en 1976

S’il a commencé par la caricature, sa vraie vocation était le cirque. Enfant, il s’identifiait aux clowns, qu’il préférait, et de loin, aux héros positifs qu’incarnait Gary Cooper ou d’autres cowboys. De cette passion pour le cirque lui est restée une certaine façon de mener ses films : il dessine, il réalise, et, selon le mot de son interlocutrice, « il dirige la grande baraque en metteur en scène ». Il est le vrai producteur de ses films, dans la mesure où il contrôle tout, de l’installation des décors aux séances de maquillage de ses acteurs et bien sûr à la postsynchronisation. Pour de nombreuses raisons, il ne filme pas en son direct et le travail sur les voix représente une autre phase.

Mais le jeune dessinateur du Marc Aurelio, journal satirique des années 1940, a gagné ses galons comme scénariste puis assistant. Dans l’Italie de l’époque, et jusque dans les années 1970, les films étaient écrits en équipe. Il a travaillé pour de nombreux metteurs en scène, construit des comédies, revu des dialogues, et lui-même formait un trio avec Tullio Pinelli et Ennio Flaiano, que l’on peut lire aussi comme romancier. La méthode était simple : on buvait le café, on parlait de tout et de rien (surtout de femmes) et puis on cessait de bavarder pour s’y mettre. Et chacun repartait pour composer son dialogue. Les résultats déçoivent rarement, si l’on songe à la filmographie du « maestro ».

Il faut dire que bavarder est tout un art et que ces artistes le maitrisaient à la perfection. L’album de Rita Cirio est rempli d’anecdotes plus drôles les unes que les autres. Ainsi de ce médium extralucide que Nino Rota appelait à Turin pour qu’il donne son avis sur les mélodies qu’on entendait dans les films. Ou bien ces histoires de producteurs ayant commencé comme buraliste ou contremaitre, et qui tardaient à tendre le chèque indispensable. On s’arrêtera à deux portraits : celui de Rizzoli, « grand coagulant », né très pauvre à Milan, qui a réussi dans tout ce qu’il entreprenait (avant que Berlusconi, dont Fellini dénonce les méfaits télévisuels dans Ginger et Fred, ne le pille). L’autre bonhomme qu’on aurait aimé rencontrer est Peppino Amato : toujours sur son trente et un, amateur de bons mots qu’il débitait comme une mitraillette, il avait des emportements « hénaurmes ». Il tenta de se suicider en buvant une encre violette que ses employés n’eurent plus qu’à lui faire cracher. Il menaçait de se tuer à coup de gifles. Qui a vu Amarcord reconnait le père du héros : lui était prêt à manger sa machine à écrire pour disparaitre.

Rita Cirio, Federico Fellini. Le métier de cinéaste.

Federico Fellini et Marcello Mastroianni

On rit souvent en lisant ce livre, en entendant la langue de Fellini, aussi bon conteur que filmeur. Il a été à bonne école, et le petit peuple des théâtres ou music-halls de Rimini et de Rome a façonné son univers. Mais aussi les Napolitains. Son éloge de Totò a quelque chose d’émouvant : « Tout son être était inattendu, inouï, imprévisible et différent, il parvenait à communiquer en même temps une stupeur muette et une rébellion immémoriale, un sentiment de totale liberté, contre tous les tabous, les lois, les normes, contre tout ce qui est codifié par la logique. » S’il a peu employé l’acteur qui a illuminé l’œuvre de Pasolini, il a beaucoup travaillé avec des Napolitains : « Napolitains et clowns, bouffons : l’art de jouer, mais aussi de représenter la souffrance, la faim, la maladie. » On sera frappé par l’histoire de la mort de Totonno le fou, alias Pulcinella, dans un théâtre de la capitale campanienne. Elle ressemble à celle de Molière. Les portraits de Broderick Crawford, alcoolique impénitent et bouleversant héros d’Il bidone, toucheront. Ce que Fellini dit d’Anita Ekberg et de Mastroianni rappelle tout ce qu’il doit à ce dernier, son interprète idéal. Et si on aime les coups de griffes, on s’arrêtera à ce qu’il dit des top-modèles du temps, et de Madonna, leur contemporaine : « elles relèvent plus de l’ornithologie que du charme féminin », au contraire de Marylin, « un exil au royaume des anges », ou de la Magnani, dont le caractère éruptif donne lieu à une anecdote très drôle.

Les entretiens avec Fellini nous en apprennent beaucoup sur ses méthodes de travail, sur son art d’improviser, de se laisser prendre par le « sentiment du film ». On en trouvera de beaux exemples à propos de Huit et demi, film qui l’a plongé dans la dépression avant qu’un événement aussi banal que joyeux et imprévu ne l’en sorte, et de la parade qui clôt Roma. Mais prenons exemple chez son maitre, celui avec qui il a appris le métier de cinéaste, Rossellini. Celui-ci tourne Païsa, et il est pris par l’urgence. Il tient à filmer une scène difficile. Son chef opérateur s’arrache les cheveux ; la lumière manque sur ce delta du Pô. Le réalisateur passe outre, reste calme, comme il l’a appris à Fellini : « Par un contact énigmatique, par la présence fortuite de la caméra au bon moment, un événement devenait essentiel et était enregistré à jamais. Païsa est plein de ces moments d’éternité de l’art, captés par l’œil, qu’ont seuls les grands peintres et les grands romanciers, ceux qui choisissent l’unique stylisation possible, fixée pour toujours et qui restitue une émotion. »

On n’a jamais envie d’en finir avec Fellini. Revoir ses films est une possibilité et c’est sans doute la meilleure. Mais pour qui veut en savoir plus sur lui, sur ses films, sur son art, le Fellini par Fellini se trouve encore, et le DVD Fellini au travail offre un excellent complément à ce très bel album.

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