Il y a vingt-cinq ans, la première mouture du classique d’Henri et Madeleine Vermorel, publié sous le titre Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936. De la sensation océanique au Trouble de mémoire sur l’Acropole [1], avait ouvert de nouvelles perspectives à la fois sur l’histoire de la pensée freudienne et sur une dimension méconnue du rôle éminent de Romain Rolland comme agent des transferts culturels franco-allemands – en l’occurrence franco-viennois. C’est une version remaniée, complétée et approfondie de cet ouvrage de référence qui paraît aujourd’hui, après la disparition de Madeleine Vermorel en 2017, sous la signature d’Henri Vermorel.
Henri Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland. Un dialogue. Albin Michel, 638 p., 29 €
Ce livre apporte bien plus encore que ce que son titre promet. Sur les nombreux sujets abordés, il fait le point sur les acquis de la recherche. Pour faire comprendre combien les personnalités de Freud et de Rolland sont différentes, il remonte aux années de formation de l’un et de l’autre. Il compare les positions des deux auteurs, tantôt proches, tantôt très différentes, face à l’antisémitisme, à la Première Guerre mondiale, à la religion, à Spinoza, à la mystique indienne, aux Lumières et au romantisme, au nazisme, au stalinisme. L’ouvrage est donc bien plus encore qu’une étude exhaustive des relations de Sigmund Freud et Romain Rolland : c’est un précieux cicérone pour qui aurait du mal à se repérer dans ces deux œuvres considérables que l’on n’a pas coutume de mettre en regard.
Quelques passages du résumé synthétique de la biographie de Freud prêtent à discussion : peut-on dire que Freud fut un « étudiant pangermaniste » parce qu’il adhéra au Cercle de lecture des étudiants allemands de Vienne de sa première inscription à l’Université en 1873 à 1878 ? Sans aucun doute, cette association suivait une ligne nationaliste allemande, mais c’étaient surtout les corporations étudiantes (Burschenschaften) qui versaient dans le pangermanisme – et son corollaire inévitable, l’antisémitisme. On pourrait aussi contester que Freud ait été un théoricien romantique : certes, les références à la tradition littéraire et à la Naturphilosophie romantiques allemandes abondent chez Freud, et Henri Vermorel les récapitule avec érudition. Mais Freud admirait aussi et surtout Goethe et Heine, l’un et l’autre connus pour leur féroce critique du romantisme, et son rationalisme scientifique ne laissait guère de place au « savoir romantique ».
Henri Vermorel souligne le rôle déterminant de Stefan Zweig, admirateur de Rolland autant que de Freud, correspondant assidu de l’un et de l’autre (la correspondance de Zweig avec Rolland est, à vrai dire, la plus volumineuse et la plus intéressante), auteur d’une monographie sur Rolland et d’un essai sur Freud. C’est Stefan Zweig qui a organisé la visite de Romain Rolland à Sigmund Freud, à Vienne, le 14 mai 1924, en présence d’Anna Freud, et qui a servi de truchement entre les deux hommes – médiation d’autant plus nécessaire que Freud a du mal à parler depuis sa récente opération d’un cancer de la mâchoire. Henri Vermorel fait de cette rencontre un récit détaillé, fondé sur de nombreux documents inédits et reconstitue cette conversation fameuse : il fut question – excusez du peu – du « mensonge moral » du XIXe siècle, de l’origine du génie créateur, de L’Âme enchantée de Rolland et des représentations de Bâle dans Jean-Christophe. Cette rencontre avec Freud eut pour Rolland une importance considérable : Henri Vermorel rappelle que c’est à la fin juin 1924 que Rolland commença à écrire Le voyage intérieur : « l’évocation de ma vie intérieure, depuis l’enfance, et de l’atmosphère psychique du temps », écrit-il à Zweig le 8 juillet 1924.
Freud a envoyé à Rolland son livre L’avenir d’une illusion au lendemain de sa publication, en 1927. La réponse de Romain Rolland, du 5 décembre 1927, est selon Henri Vermorel « le point culminant de ses échanges avec Freud ». C’est dans cette lettre que Rolland écrit à Freud : « Votre analyse des religions est juste. Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané, ou, plus exactement, de la sensation religieuse, qui est toute différente des religions proprement dites, et beaucoup plus durable. J’entends par là : […] le fait simple et direct de la sensation de l’‟éternel” (qui peut très bien ne pas être éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) ».
Freud répond à Rolland dans le passage du Malaise dans la culture où il déclare que ce « sentiment océanique » reste pour lui énigmatique et ne peut être interprété par le psychanalyste que comme un mouvement régressif, un désir de retour au sein maternel. L’exemplaire du Malaise dans la culture envoyé par Freud à Rolland portera la dédicace : « À son grand ami océanique, l’animal terrestre. »
Le chapitre consacré à Freud et Rolland face au nazisme et au stalinisme établit un frappant parallèle entre la période d’aveuglement de Romain Rolland face à la terreur stalinienne et les années 1933-1936 durant lesquelles Freud se fait des illusions sur l’aptitude de l’Autriche et de l’Italie fascistes à servir de rempart contre le nazisme. Le 3 septembre 1934, Rolland tance l’ami Stefan Zweig qui a osé lui écrire que le totalitarisme stalinien le dégoûte : « Quand on se sent responsable de la construction d’un monde nouveau, on n’a pas le droit de le laisser saper par des ennemis déguisés sous la fausse “indépendance de l’esprit”. » De son côté, Freud déclare à Ernest Jones en avril 1933 que le mouvement hitlérien, en Autriche, ne signifie pas « le même genre de danger qu’en Allemagne […]. L’Autriche n’est pas portée sur la brutalité allemande ».
Pour le soixante-dixième anniversaire de Romain Rolland, en 1936, Freud fait cadeau à son illustre interlocuteur français d’un texte magnifique et important, Un trouble du souvenir sur l’Acropole. Selon la formule d’Henri Vermorel, « Freud reconnaît implicitement, en relatant son vécu d’incrédulité sur l’Acropole, lieu sacré, avoir éprouvé un affect qui s’apparente – sous une forme traumatique – à la sensation océanique. Et il donne acte à Rolland de la validité de son élaboration, comme soubassement de la religion, mais aussi de toute création littéraire, artistique ou scientifique. »
En 1936, Freud fête, pour sa part, son quatre-vingtième anniversaire. L’inlassable médiateur Stefan Zweig a prié Romain Rolland « d’écrire sur une carte postale un simple mot d’affection » et Freud a été visiblement très touché par ce message car il remercie Rolland avec effusion. Si ce texte de Romain Rolland n’a pas été retrouvé, comme le précise Henri Vermorel, c’est certainement qu’il est bel et bien introuvable : car la documentation d’une richesse exceptionnelle rassemblée dans cet ouvrage prouve qu’aucune piste de recherche n’a été négligée.
En un temps où l’Europe doute d’elle-même au point de céder parfois à la haine de soi, le dialogue au sommet de ces deux grands Européens que furent Romain Rolland et Sigmund Freud, mis en relation par un tiers médiateur, Stefan Zweig, lui aussi un Européen convaincu, nous parle d’une civilisation irrémédiablement perdue.
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Presses universitaires de France, coll. « Histoire de la psychanalyse », 1993.