L’histoire explosée

Le deuxième volume de la Chronique des sentiments d’Alexander Kluge poursuit la publication en français de l’ensemble de ses textes.


Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps. Édition dirigée par Vincent Pauval. Trad. de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval. P.O.L, 1 184 p., 39 €


« Ces récits interrogent l’idée de tradition sous des angles très différents. Il y est question de parcours de vie, inventés pour certains, d’autres non : ensemble ils racontent une triste histoire. Prévenons qu’ils pourront contenir de brefs passages documentaires ou quelques insertions de textes étrangers », écrit Alexander Kluge, qui s’est entretenu avec EaN.

Comme ces éboulis historiques, sociologiques, ou romanesques, tous lestés idéologiquement, sortes de « météores » lancés de plein fouet dans la vitesse foudroyante des décennies que Kluge nomme Inquiétance du temps, racontées au plus près de la réalité, les invraisemblables fictions littéraires d’Alexander Kluge, à l’instar des « improvisations réfléchies » chères à Ernst Bloch, organisent une vision du monde, façonnent sa cohérence sensible à partir d’une expérience initiale. Bonne ou mauvaise, cette expérience subjective, individuante, fonde la vision des événements passés et/ou présents qu’elle réorganise, et modifie à la fois leur perception, leur pertinence prégnante, de même qu’elle transforme durablement la rencontre à laquelle ces expériences nous ont exposés.

Ainsi se constitue une manière de prolonger littérairement parlant, d’orienter « les textes anciens jusqu’à l’amère réalité de la modernité ».

Le souci de cette Chronique des sentiments, Inquiétance (Unheimlichkeit) du temps, Livre II, composée de dix-huit cahiers comprenant des ensembles historiques tels que : « Le bombardement de Halberstadt », « L’extermination par le travail » et « Le génie de la métropole », ou Neuf cours de vies, à savoir : le lieutenant Boulanger, le conseiller criminel Scheliha, la demoiselle von Posa, E. Schinke, Anita G., Manfred Schmidt, « Une expérience d’amour », Schwebkovski, Korti. etc. est, d’une part, de donner à lire l’expérience du passé, pour tenter de se prémunir contre la capacité mortifère de toute répétition, et de chercher, de l’autre, à déchiffrer les catastrophes passées comme autant d’événements annonciateurs, en inventoriant les faits dans la temporalité qui fut la leur, sachant toutefois que « les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines. On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne ».

Alexander Kluge, Chronique des sentiments

Alexander Kluge © Markus Kirchgessner

Certes, on peut vouloir tenir à distance histoire et émotions ; ou choisir, progressivement, de s’en approcher peu ou prou avec méthode – simplement ou non –, mû par une nécessité irrécusable, autant intérieure que littéraire, de rendre compte des ces images de pensées, « Denkbilder » qui assaillent le sujet qui pense, observe, écrit, analyse, écoute.

« Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet. »

Telle exigence d’inventorier à l’infini la complexité des liens, la teneur même des rapports humains assujettis aux rapports de forces coercitives, politiques, sociologiques, économiques, affectives, incite Alexander Kluge, homme d’images qui croit à la force théorique des faits, élève et ami d’Adorno, à poursuivre, par le biais d’une puissance descriptive, la recherche menée depuis longtemps, une recherche nouée à l’aune de l’inquiétude majeure, de celle où les temps se pénètrent, se disloquent, voire s’interpellent, sans se départir ni d’une mordante ironie, ni d’un humour corrosif, ni d’une capacité d’émerveillement amusée, empruntée peut-être à l’enfance (voir ces légendes, ces photographies, ces cartes, ces dessins parsemés dans l’ouvrage monumental, et qui tracent encore d’autres trames souterraines, pensives, comme rêvées !

Sur quoi se fonde une destinée « protégée » que sa nature rend optimiste ?

« Vous pouvez tracer des flèches du temps en visant dans deux directions. Celle du souvenir, c’est-à-dire celle du temps écoulé qui agit encore sur nous, et qui permet de faire le compte des morts, remonte de l’instant présent vers de plus anciens, tandis que la chronologie, qui n’est pas le fait du dieu Kairos, mais celui du dieu Chronos, est dirigée vers l’avant. Néanmoins il subsiste dans le paysage sentimental, c’est-à-dire dans le temps subjectif des hommes, un excessif décalage temporel. Tenez, si par exemple lors des bombardements de Halberstadt une bombe explose tout près de moi, je m’enferme dans une bulle faite d’illusion dans laquelle un enfant comme je le fus se réfugie, persuadé d’en réchapper. Sur quoi se fonde une telle certitude, je n’en sais rien. »

Qu’en est-il des règles sociales auxquelles chacun doit se conformer sans affect, comment contester la réalité qui nous détermine, lors d’un enterrement ?

 « Points de vue des Thuringeois : Les fleurs prises lors de l’enterrement portent la mort dans la maison. Incinérer, ce n’est pas rendre à la terre. Il faut que les choses aillent mieux, car il y a bien assez longtemps qu’elles vont mal. Pas de sandwich au saucisson avec le café ; pas d’eau-de-vie au déjeuner mais éventuellement après. Il faut laisser quelque chose dans son assiette pour montrer qu’on a certes apprécié le repas, mais qu’on ne dépendait pas de cette nourriture. »

Notons qu’ici le présent dévore le présent, réactualisant l’inédit, demeurant là où les morts ne sont pas morts puisqu’ils vivent en nous ; là où les récits se récoltent, s’ajoutent, se composent comme autant de strates, de terreaux imaginaires, comme autant de labyrinthes prospectifs.

Il y a chez Alexander Kluge une vigueur, un savoir encyclopédique, une confiance dans la force de la pensée, liée à sa capacité novatrice, ingénieuse, inhabituelle, d’éclairer, d’expliciter la profondeur d’une réflexion, d’une invention qui réjouit le lecteur devenu d’emblée plus intelligent.

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