La rhétorique contre la communication

Naguère encore, les khâgneux étaient en classe de « rhétorique supérieure ». Le mot est désormais banni : perçue par certains comme une école de fausseté intellectuelle, par d’autres comme une caricature de l’esprit scolaire, la rhétorique a disparu après avoir subi tous les outrages. Il n’y aurait pas lieu de s’en formaliser si nous ne vivions sous le règne – pour ne pas dire la dictature – de la communication, contre lequel un bon usage de la rhétorique pourrait fournir des défenses.


Pierre Chiron, Manuel de rhétorique. Les Belles Lettres, 216 p., 17 €


Spécialiste de la rhétorique grecque, Pierre Chiron en a édité et traduit plusieurs traités. Quoique peu lus désormais, certains des rhétoriciens antiques restent connus au moins de nom, c’est le cas de Quintilien pour l’univers latin. Un lecteur de Platon ne peut ignorer le vigoureux combat que celui-ci a mené contre ce qu’il dénonçait comme sophistique, mais les philosophes savent aussi que, par anti-platonisme peut-être, Aristote a composé une Rhétorique. Un nom qui, en revanche, n’est plus connu que d’un tout petit cercle de spécialistes est celui d’Aphthonios d’Antioche, l’auteur pourtant d’un des plus durables bestsellers de la pédagogie occidentale. Traduits, retraduits, amplifiés, réduits, plagiés, adaptés, ses Exercices préparatoires (le titre grec est progymnasmata) composés au IVe siècle après J.-C. ont été en usage jusqu’au XIXe siècle. Un millénaire et demi ! L’adaptation qu’en a faite Reinhard Lorich au XVIe siècle a bénéficié de cent cinquante-cinq réimpressions en deux siècles, dans la plupart des villes européennes, touchant jusqu’aux États-Unis, Harvard au XVIIe siècle.

Il semble aller de soi qu’un universitaire a bien le droit de consacrer ses travaux à des auteurs à peu près universellement oubliés, et donc de juger ceux-ci intéressants, mais qu’il ne doit pas s’étonner si cela paraît vaine érudition. Ce livre-ci de Pierre Chiron est le contraire de l’étude érudite destinée aux trois collègues qui labourent le même petit champ. Son ambition ressortit à ce que l’on pourrait appeler une pédagogie politique pour la distinguer de la pédagogie philosophique chère aussi bien à Platon qu’à Rousseau ou Hegel, et de la pédagogie scientifique que vantent les adeptes des « sciences cognitives ».

Pierre Chiron, Manuel de rhétorique

L’Académie de Platon, mosaïque retrouvée à Pompéi, datant du début du Ier siècle

L’enjeu en est la capacité donnée – ou non – de résister à la puissance de la communication. Il s’agit de savoir dans quelle position est mis le citoyen-consommateur face à tous les messages qui lui sont envoyés à longueur de journée et par tous les médias susceptibles de l’atteindre, pour l’inciter à admirer ceci, à craindre cela, à acheter telle marchandise, à voir tel film, à s’habiller et se coiffer de telle ou telle manière, et bien sûr à voter comme il convient. Quand tout est fait pour encourager la passivité, une éducation à la liberté devrait consister à susciter des attitudes actives. Le recours proposé à des méthodes venues de la rhétorique grecque ne se justifie pas par un attachement excessif à une culture dont les attardés feraient mieux de reconnaître la mort définitive. Il ne s’agit pas d’opposer les anciens aux modernes mais de se souvenir qu’Athènes a inventé la démocratie. Quand nos républicains ont universalisé le suffrage, ils ont, d’un même geste, universalisé la scolarité et l’ont rendue obligatoire. À force de répéter que la démocratie athénienne était imparfaite et très partielle, on finit par oublier qu’elle fut aussi pour une large part réellement démocratique. En particulier, elle s’est souciée, comme notre Troisième République, de former les citoyens. C’est ainsi qu’au sommet de la formation scolaire des adolescents il y avait l’entraînement à rédiger des propositions de loi.

La démocratie directe ne donnait certes pas le même poids à tous. Il va de soi que certaines fortes personnalités parvenaient mieux que la plupart des citoyens à faire entendre leur voix. On sait que ce fut le cas de Périclès, qui n’eut pas besoin de détenir une fonction officielle pour diriger de fait les affaires de la cité ; mais, même si leurs noms ne nous sont pas parvenus, on peut supposer qu’à tout moment il y eut ainsi des leaders d’opinion, des orateurs plus écoutés que d’autres. Les choses sont pour nous différentes parce que les citoyens ne sont jamais susceptibles de prendre des décisions précises. Leur vote ne porte pas sur des décisions mais sur des personnes. La seule circonstance où il arrive qu’on leur demande leur avis sur une décision, c’est la procédure du référendum – mais nous savons d’expérience que l’on vote alors moins pour ou contre un texte que pour ou contre une personne. Les analystes britanniques estiment ainsi qu’au moins un million de ceux qui ont voté en faveur du Brexit ne voulaient pas exiger ainsi une sortie de l’Union européenne mais seulement dire leur opposition au gouvernement tory de Cameron.

Pierre Chiron, Manuel de rhétorique

« La mort de Socrate », par Jean-François Pierre Peyron

Il va de soi que le citoyen athénien pouvait être subjugué par des paroles démagogiques comme celles des accusateurs de Socrate, ou se laisser séduire par des traitres aussi avérés qu’Alcibiade. À la différence toutefois de ce que nous connaissons avec la démocratie télévisuelle, il pouvait prendre la parole et répondre au beau parleur. Il le pouvait parce qu’il en avait le droit, parce que c’était pratiquement possible devant l’assemblée de tout le peuple, et surtout parce qu’il avait reçu une formation qui lui conférait une maitrise de la parole. Sans doute n’y avait-il pas égalité des talents, mais cette possibilité de répondre aux plus éloquents des orateurs n’était pas illusoire. C’est ainsi que Périclès lui-même se trouva mis en difficulté devant l’assemblée du peuple. Ce ne fut pas dans l’intérêt d’Athènes et nous pouvons regretter que la démocratie puisse avoir pour effet de donner le pouvoir à des démagogues plutôt qu’à des dirigeants raisonnables – mais c’est une conséquence inéluctable du choix d’un régime démocratique. La situation actuelle incite à penser que nos démocraties représentatives ne sont guère mieux vaccinées contre ce mal que la démocratie directe. Elles souffrent d’un autre mal : la bipartition entre ceux qui bénéficient de toutes les techniques de « communication » et ceux qui subissent les manipulations des « communicants ». Le message est unilatéral.

Platon déplorait à juste titre que les citoyens ne soient pas formés à discerner le vrai du faux, le juste de l’injuste, et qu’il ne faille pas compter sur les sophistes pour les former en ce sens. D’un point de vue philosophique, il a raison ; mais l’affaire ne concerne pas que la philosophie, elle est aussi politique. Si la rhétorique ne saurait avoir la prétention d’indiquer ce qui est bon dans telle circonstance pour telle formation historique, elle peut du moins enseigner à discerner les failles d’une argumentation séduisante. C’est peut-être plus précieux au jour le jour : la plupart des citoyens ne sont pas en capacité de discerner ce qu’il conviendrait de faire mais il n’y a pas de raison pour qu’ils ne soient pas tous armés contre les mensonges et les sophismes. Telle pourrait être l’utilité d’une formation rhétorique : former des citoyens aptes à exercer leur raison. Pierre Chiron avance des propositions concrètes en ce sens. Certaines nous rappellent les contraintes oulipiennes, preuve que la rhétorique pourrait aisément revivre.

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