Pour en finir avec les droits de l’homme

Un spectre hante la gauche française : le spectre de Jean-Claude Michéa. Socialiste conséquent et auteur plein de verve, le philosophe considère depuis longtemps l’idéologie des droits de l’homme comme la cause de tous les maux contemporains. Sans apporter de modifications essentielles à cette thèse, Le loup dans la bergerie perpétue et remet au goût du jour cette critique marxiste du libéralisme. De manière souvent saisissante, le monde actuel se voit ainsi plongé dans le bain d’acide du moraliste.


Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie. Climats, 168 p. 17 €


Atrabilaire, anticapitaliste, mais joyeux, fâché par tout, mais parfois très drôle. Voilà comment on pourrait dépeindre Jean-Claude Michéa. Marginal dans le champ intellectuel français, le philosophe cite les classiques du socialisme à chaque page et n’en est pas moins encensé par la droite hostile au « droit-de-l’hommisme », s’attirant au passage les foudres d’intellectuels qui, à l’instar de Frédéric Lordon ou Luc Boltanski, voient en lui un réactionnaire déguisé en marxiste. L’interrogation a son importance, tant l’auteur nourrit les tenants d’un populisme français hésitant ces temps-ci à se définir « de gauche ».

« De gauche », Michéa ? Il récuse le terme avec la dernière énergie. Selon lui, la conjonction des droits de l’homme avec le capitalisme à la fin du XVIIIe siècle aurait enclenché la mécanique d’exploitation sans limite de la nature et des hommes : « La dynamique d’illimitation du capitalisme – loin de trouver sa source première dans une idéologie ‘’conservatrice’’ ou, a fortiori, ‘’réactionnaire’’ – reposait bel et bien, et cela depuis Adam Smith et Voltaire, sur des valeurs fondamentalement ‘’de gauche’’ (individualisme radical, refus de toutes les limites et de toutes les frontières, culte de la science et de l’innovation technologique, etc.). » Portant en leur sein le droit de propriété, les droits de l’homme se satisfont de l’exploitation économique.

Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie

Jean-Claude Michéa © Hannah Assouline

De manière plus originale peut-être, le philosophe souligne que le corollaire de l’illimitation économique c’est l’illimitation des droits. Celle-ci conduirait au « pur et simple délire idéologique » que représenteraient les questions postcoloniales ou de genre. Ciblant la cohorte de ces nouveaux droits, Michéa met en cause le caractère socialement corrosif de revendications menant par construction à une guerre de tous contre tous. Bref, à une « juridicisation » des rapports sociaux, « à l’américaine ». Ainsi, créé initialement pour garantir la paix sociale au sortir des guerres de religion, le libéralisme produirait aujourd’hui l’effet contraire. La démocratie libérale serait donc menacée de s’écrouler sur elle-même sous l’effet d’un individualisme aux prétentions, littéralement, sans bornes. Sans principe d’autolimitation et sans règles communes, une société gouvernée par les droits de l’homme se saperait elle-même.

Partant de Marx, Le loup dans la bergerie arrive donc à Marcel Gauchet. Avec cette différence, de taille, que Michéa maintient l’optique révolutionnaire. D’où ce net distinguo entre les sujets « autonomes » d’une société socialiste et les individus « atomisés » du libéralisme contemporain : « Il s’agit de proposer une autre manière philosophique de fonder ces libertés indispensables qui, en permettant enfin de désamorcer le principe d’illimitation qui ronge de l’intérieur l’idéologie libérale des droits de l’homme, éviterait ainsi d’ouvrir en grand les portes de la bergerie socialiste au loup de Wall Street. » Quelle « autre manière », sinon reconstruire un mouvement social détourné de l’incessant combat pour les droits afin de se diriger vers une « société socialiste mondiale démocratique, ‘’décroissante’’ et respectueuse des meilleures traditions populaires ». Cette société future reposant non pas sur les droits de l’homme mais sur un processus délibératif imposant l’auto-limitation et discriminant « ce qui se fait de ce qui ne se fait pas ». Avec pour socle, « une modeste Magna Carta », comme le dit le philosophe, citant Le Capital et, bien sûr, la « common decency » dont l’auteur en orwellien fidèle s’est toujours réclamé.

Le loup dans la bergerie sait mobiliser des exemples frappants et souvent très drôles pour donner l’impression d’une société dominée par les droits de l’homme. Voire… Le sort réservé aux migrants à travers le monde ? Des Roms en Europe ? Les reculs des libertés fondamentales en France depuis l’instauration de l’état d’urgence ? De tout cela, pas un mot. De fait, cet ouvrage tend à prendre la prégnance rhétorique des droits de l’homme pour leur réalisation effective. Michéa dénonce un supposé culte des droits de l’homme à l’instant précis où ceux-ci sont piétinés.

Sous un autre angle, associer développement capitaliste et expansion du libéralisme culturel n’a rien d’évident, au regard des situations chinoises et indiennes, pour ne pas parler de la Russie. De fait, la question aujourd’hui n’est pas tant l’inflation des droits que d’arriver, pour reprendre les mots de Castoriadis, à « instaurer des conditions réelles permettant à tous l’exercice effectif de ces droits. » On en est loin. Plus profondément, Michéa identifie exigence de droits et amplification de l’individualisme. Comme si ces revendications ne pouvaient pas produire de l’auto-organisation populaire. En pratique, les mobilisations pour les droits peuvent être politiques, c’est-à-dire créer du collectif au lieu de renforcer l’atomisation. À cet égard, les expérimentations kurdes offrent l’exemple de l’articulation de luttes hétérogènes progressant d’un même front : combat féministe, organisation autogérée de la production, et écologie. Certes, l’expérience en cours au Kurdistan est fragile et incertaine. À ne pas idéaliser en tout cas. Peut-être. Elle tend en tout cas à dessiner un nouvel imaginaire. N’est-ce pas ce dont manque l’époque ? Plus proche de nous, les luttes syndicales des sans-papiers des dix dernières années manifestent une interpénétration là où Michéa voit des activités antagonistes. On regrette qu’il prenne tant de temps à se gausser de certains faits divers plutôt que de consacrer des pages à ce type de tentatives. De manière symptomatique, l’auteur ne dit quasiment rien sur les luttes sociales actuelles.

Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie

« Le loup dans la bergerie ». Bestiaire d’Aberdeen (environ 1200)

De fait, le pamphlétaire l’emporte parfois sur le marxiste. Excellant dans l’essai et la phrase assassine, mais plus court comme stratège. Dit autrement, il est moraliste, c’est-à-dire écrivain, là où par exemple Luxemburg ou Gramsci étaient journalistes. Sa lecture en est rendue plus plaisante que celle de ces illustres figures. Et en bon polémiste, Michéa a ses cibles préférées. En cela, il a d’ailleurs des points communs avec le style tout aussi percutant mais dissemblable d’Houria Bouteldja, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République. Idéologiquement, tout semble les séparer. Michéa consacre même plusieurs pages à démonter les thèses de Bouteldja. Et pourtant ! Chez l’une comme l’autre, on retrouve un même goût pour l’écriture, l’ironie et une remarquable virulence verbale. Positionnés à des angles opposés, les deux visent les mêmes cibles, à savoir les droits de l’homme.

Surtout, ces auteurs s’appuient sur et parlent depuis un groupe dont l’homogénéité ne fait pas de doute pour eux. Depuis « le peuple » pour Michéa, à savoir tout ce qui n’est pas les « lecteurs de Libération » et autres suppôts du libéralisme métropolitain. Ou depuis les « indigènes de la République » pour Bouteldja. De manière concomitante, l’une et l’autre se réclament à divers degrés d’un retour aux « traditions » : « populaires » et socialistes pour l’un, prémodernes et non-blanches pour l’autre. Deux attaques de la modernité, ici nommée « libérale », là « blanche ». Deux conceptions qui, pour devenir des perspectives révolutionnaires, postulent la cohérence à la fois sociale et culturelle d’un groupe d’appartenance. Bref, l’unité organique contre l’atomisation (supposée) résultant de l’idéologie des droits de l’homme. De manière significative, le précédent ouvrage de Michéa s’intitulait Notre ennemi, le capital et celui de Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Chez ces deux penseurs, le « nous » se présente comme un donné. Et gare à ceux qui mettent en doute son existence ! Ainsi, et quoique rivales (en apparence ?), ces tendances prennent un bloc social comme base à des projets révolutionnaires. Projets qui exigent l’adhésion à des normes culturelles : d’un côté la « décence » populaire, de l’autre « l’attachement à la famille et à la communauté » célébré par Bouteldja.

Ces horizons ont-ils quoi que ce soit de réalistes ? Pas sûr, tant il paraît problématique de faire reposer des objectifs politiques sur des stratégies identitaires. En tout cas hic et nunc, dans des sociétés où vivent des groupes aux intérêts et cultures, justement, si différents. On serait tenté de suggérer que la reconnaissance mutuelle de droits hétérogènes pourrait être une base à l’élaboration de tentatives concrètes de refaire du commun. Tout expérimentaux et fragiles que soient ces essais. En d’autres termes, refaire bloc oui, mais sans prérequis.

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