Comme tout bon texte moderne, celui d’Aminata Aidara s’ouvre par un trou. Un père annonce à sa fille que sa mère a eu un enfant d’un autre homme que lui, il y a longtemps, et que cet enfant est mort à la naissance. Mais le trou commence avant, déjà, dans la façon d’écrire : « Quelque part, à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père. En le regardant s’approcher, le visage fermé, elle comprend qu’il n’y aura pas de cadeau d’anniversaire. Elle a donc une seule pensée, nette et limpide : Ainsi soit-il. »
Aminata Aidara, Je suis quelqu’un. Gallimard, coll. « Continents noirs », 368 p., 21,50 €
Tel est l’incipit du premier roman d’Aminata Aidara, « Italo-Sénégalaise » née en 1984, nous informe la quatrième de couverture, mais aussi journaliste à Africultures et chroniqueuse pour TV5Monde, nous apprend l’Internet. Elle a déjà publié un recueil de nouvelles en italien en 2014, grâce au prix Chiara « Inediti ».
Ces trois premières phrases accrochent l’attention, intriguent. Il y a quelque chose de paradoxal en elles, une progression comme le ricochet d’une pierre plate sur l’eau. On pourrait prendre un microscope, essayer de mettre les doigts dans le moteur ou du moins dans les doigts de la main qui a écrit ces lignes : « Quelque part, à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père. » La narration pointe un nœud dans le monde, c’est le genre réaliste : là, à cette heure, telle et telle personnes au carrefour des atomes de Lucrèce. La fille n’a pas rendez-vous, comme on écrirait en tel cas, elle « rencontre ». On ne sait pas très bien ce que cela signifie pour nous, lecteurs. Car, habituellement, le travail de la fiction consiste moins à créer un leurre ou une consistance qu’à nous assigner une place d’observateur, à nous créer le corps et les sensations qui vont avec.
Mais, dans le cas de Je suis quelqu’un, cette place vacille. Ce n’est pas tout à fait in medias res, parce que « rencontrer » est un verbe abstrait : « se trouver fortuitement en présence de quelqu’un », indique le Trésor de la langue française, ou bien « se trouver en présence de quelqu’un en allant au devant de lui, de manière voulue, préméditée ». D’où l’idée d’entrevue, voire d’affrontement. On ignore où se retrouvent les personnages : dans un café, sur le trottoir, sur une place ? On suppose que c’est un lieu public. « En le regardant s’approcher, le visage fermé, elle comprend qu’il n’y aura pas de cadeau d’anniversaire. » Deux négations et une rime avec « père », plus un ensemble de rythmes pairs : 8, 6, 12 et 4, soit un alexandrin trimètre garni d’une coda ultra-plate, déceptive : « elle comprend / qu’il n’y aura / pas de cadeau / d’anniversaire ». La première négation étant renforcée par l’opposition « rapprocher » / « fermé ».
La troisième et dernière phrase de ce paragraphe d’ouverture est plus étrange : « Elle a donc une seule pensée, nette et limpide : Ainsi soit-il. » On ne sait quelle valeur donner au « donc » : est-il objectif ou subjectif ? On était entré dans le point de vue du personnage (« elle comprend »), on en est peut-être sorti : on ignore si Estelle maîtrise cette conséquence, si elle en fait une décision (et pense quelque chose comme « puisque c’est comme ça ») ou bien si, au contraire, agie de l’extérieur, cette pensée se déroule en elle automatiquement. On penchera pour cette dernière hypothèse puisqu’on passe à des qualificatifs matériels – « nette », « limpide », comme si la fille était traversée par une eau, un flow de pensée – et que, par ailleurs, le paragraphe se conclut comme une prière : « Ainsi soit-il ». Sauf qu’ici, aucun vœu n’ayant été exprimé, on ne sait ce que cette formule appelle à réaliser. Incipit apodictique : la vérité précède la parole.
Tout le texte d’Aminata Aidara fait ainsi, dans le dispositif fictif, trembler la silhouette de son lecteur. Ce qui ne nous surprend guère puisque le titre est une affirmation du personnage : Je suis quelqu’un. Non pas de façon absolue, bien sûr, mais par ajouts, touches. L’auteure utilise l’anaphore comme ciment, construisant ses perspectives en zigzag. Ainsi, sur trois pages, telle séquence nous fera passer de la poésie lyrique (« Je suis quelqu’un qui naît en pleurant, avec des petites mains immatures et des yeux fermés par la peur ») au banal sociologique (« Ces dernières années, je suis quelqu’un qui aime organiser des fêtes : capoeira, jazz manouche »), puis à une sorte de mélange des deux, assaisonné de psychologie amoureuse : « Je suis quelqu’un qui a le droit de cueillir, dans une jarre secrète, toutes les confessions les plus fragiles et incertaines des mecs. Je suis quelqu’un qui a été avec des hommes de toutes les origines. Je me suis sentie regardée très peu de fois pour ce que j’étais vraiment. » Ce va-et-vient constant – comme si le « je » était capable de sortir à volonté de la narration, de rentrer dans le genre littéraire qui lui sied selon les circonstances de l’énonciation, de louvoyer entre les lignes – participe d’une stratégie de non-assignation dans laquelle on reconnaîtra le marqueur d’une littérature postcoloniale assumée, qui fait imploser le régime occidental de la fiction moderne tout en feignant de s’y plier.
Estelle a donc un père, Victor, fumeur de cigares, et une mère, Penda. Tous deux sont nés de familles de la bonne bourgeoisie sénégalaise. Lui ayant fait fortune dans le commerce des arachides et elle, femme de ménage à Paris, dont le propre père a activement participé à la répression de la Casamance en 1982. Penda a eu pendant vingt ans une relation avec Éric, un fils de harkis à qui ses parents ont appris « la haine de [s]oi-même ». De leurs amours est né un enfant mort, Jamal. Le déclassement de la mère va de pair avec son rejet social par sa belle-famille. Mais cela lui fournit aussi un poste d’observation sur la société française, depuis les élèves du lycée professionnel où elle travaille jusqu’aux habitants du Belleville chic, « hommes et femmes bobos remplissant les bars de leur superbes présences ». C’est Penda qui écrit cela. Elle tient un journal. Le roman est d’ailleurs constitué pour l’essentiel de lettres, messages électroniques, téléphoniques et autres appels sans réponse. Penda poursuit : « Certains avaient des livres froissés dans la poche. Ils donnaient l’impression d’une humanité rassurante, éternellement jeune et pleine d’idées, de projets chouchoutés sur les terrasses bondées des bars ou devant les comptoirs, ordinateurs à la main, sous des portiques aux noms anciens. » Il faut dire que cette femme de ménage sociologue est une grande lectrice de Frantz Fanon dont elle commente et cite les textes fréquemment.
C’est peut-être par ce côté illustratif que le roman pèche un peu, comme si tous les cas vécus par les colonisés et analysés étaient exemplifiés dans leurs différentes variantes (le rejet du Sénégal par Penda, celui de l’Algérie par Éric, etc.). Néanmoins, ce « panel » permet aussi de ne pas limiter le texte à la dénonciation du problème racial, en l’incluant dans un cadre de ségrégation sociale plus large : l’observation par Penda des élèves et de leurs parents dans le lycée professionnel où elle travaille participe d’une vision politique large. Si Aminata Aidara excelle dans la description des exclusions et des entre-soi sociaux, elle donne aussi de très belles pages dans la section médiane de son roman, « Interlude : Des jours d’Histoire ». Là s’exprime Cindy, « l’amie afro-américaine de sa mère » qui a élu résidence sur l’île de Gorée, dans la baie de Dakar, symbole de la traite négrière : « je ne suis pas arrivée en Afrique, écrit le personnage, parce que je rêvais, comme d’autres leaders et intellectuels noirs, de me reconnecter aux aïeux. J’étais simplement curieuse de savoir si je pouvais assumer sur moi quelque chose de plus cosmique, qui expliquerait aux obscures régions de mon esprit comment on a pu arriver à tant d’injustice ».
En lexique postcolonial, on dirait qu’elle cherche un contre-récit, mais ce n’est même pas tout à fait cela : c’est plutôt comme si la possibilité d’un récit s’était évanouie dans le cosmos devant, comme elle l’écrit, la confusion et l’absence de sens de l’Histoire. À un moment de son texte dans le texte, Cindy reprend le récit que faisait Joseph Ndiaye, le conservateur de la Maison des esclaves de Gorée, dont l’exactitude a été remise en question en 1996. Peu importe qu’il soit factuellement vrai ou non : il rend compte d’une réalité indéniable, celle de la torture des esclaves en attente d’être embarqués et de la négation des familles. « Les hommes qui pesaient moins de soixante kilos étaient entassés dans une pièce minuscule où on les engraissait. Dans une petite grotte adjacente il y avait tous ceux qui étaient atteints de déficiences physiques : futures proies des requins qui envahissaient la falaise […]. Les familles étaient souvent séparées. La mère, par exemple, pouvait être vendue à un commerçant des Antilles, le père à un autre de l’Amérique du Sud, les enfants éparpillés entre les États-Unis et l’Europe. Partir, à des moments différents, sur les navires négriers, signifiait ne plus jamais se revoir ! La porte qui donne sur l’océan en témoigne : elle s’appelle « Porte de non-retour » ».
En lisant ces lignes, cette réalité qui consiste à ne plus « belong », ne plus être à sa place, dans son lieu, prend une terrible consistance. Nous autres, lecteurs, appartenons plus ou moins à un récit tissé de permanences, d’unité, de lieux de naissance immémoriaux. Nous avons une famille, même éclatée ou interrompue. Là, il n’y a plus rien. Rien que le vide du non-retour, la centrifugation, le déracinement absolu. « Voilà où je vis maintenant, explique Cindy. Dans ce même lieu d’où je suis partie il y a des siècles. Peut-être qu’on peut y retourner : avec un visage différent. » Mais le sens, s’il existe, consiste peut-être ainsi dans l’assomption d’une identité encore plus diasporique. C’est le choix que fera Estelle dans les dernières lignes de Je suis quelqu’un : « ma vie sera un oxymore permanent, une contradiction galopante. Je vais la dompter, lui imposer des directions, puis les trahir ! ».