Et si Heidegger avait empêché Heidegger ? C’est ce que semblent montrer les « Cahiers noirs », dont Nicolas Weill fait l’analyse subtile et précise. Heidegger, à force de ressentiment, a très vite, dès Sein und Zeit, encombré sa pensée d’obstacles insurmontables issus d’elle-même, comme une maladie qui se prendrait pour sa guérison. Les Cahiers noirs sont peut-être les écrits qui mènent vraiment au cœur de sa pensée : le monde occidental livré à une pensée purement calculante et utilitaire a barré, dans ses fondements mêmes, l’accès à ce stade originel de l’Être voilé et obstrué, comme il le dit et le redit, par la métaphysique juive.
Nicolas Weill, Heidegger et les « Cahiers noirs ». Mystique du ressentiment. CNRS éditions, 208 p., 23 €
Dans la pensée de Heidegger, les juifs, surtout vétérotestamentaires, deviennent un véritable abcès de fixation, de clé universelle d’interprétation. En Allemagne, du temps du Führer dont Heidegger aurait tant aimé être le Malraux, on disait à propos des juifs : « Tout est de la faute des cyclistes » (« Die Radfaher sind an allem schuld »). Or, cette ouverture à l’« estre », cette « approche autre » est en réalité barrée par sa confusion avec le national-socialisme et tout ce qu’il implique, génocide inclus, bien plus à l’œuvre que tous les juifs du monde.
L’« estre », nous fait savoir le penseur de Todtnauberg, est sans but, contrairement à la pensée métaphysique qui, conduite par le « Progrès », calcule ses étapes à l’aune de l’Histoire européenne. Dans les Cahiers noirs se déploie toute une « théologie politique » dont l’objectif fondamental est l’abolition ou plutôt le retournement de tout ce qu’a produit la philosophie occidentale, à défaut de sa destruction ; sa visée de base est cette Apocalypse qui, surtout depuis la Réforme, est une vieille connaissance allemande. L’apocalypse dont la Shoah et l’ensemble de l’extermination hitlérienne est le point central autour duquel s’enroule toute la pensée de Heidegger [1].
Ce catastrophisme est une donnée de base de la pensée allemande depuis au moins la guerre de Trente Ans (1618-1648), comme le montre Klaus Vondung dans un livre non encore traduit à ce jour [2]. De ce point de vue, Heidegger raconte plutôt des banalités et les Cahiers noirs s’inscrivent parfaitement dans cette mythologie allemande des « Derniers Jours ». S’y exprime, en particulier, ce Los von Rom (« Détachons-nous de Rome »), cette détestation de la latinité, la haine inextinguible de la Kultur (germanique) pour la civilisation (universelle), débat allemand s’il en est.
Le ressentiment partout présent dans tout ce que dit le penseur de Messkirch empêche, au départ, le déploiement réel de sa pensée. L’inaccès à « l’Estre », sa propre impossibilité, c’est le contenu même de sa pensée qu’il ne cesse de simplement côtoyer. Ce « ratage » originel inassumé est déversé en ressentiment sur l’« étant » judéo-métaphysique. Ressentiment à l’égard de l’évêque de Fribourg qui a payé ses études [3], ressentiment contre le trop semblable, à savoir cet « héritage hébraïque » auquel Marlène Zarader a consacré un livre important [4].
Comme cette pensée ne se dit jamais, elle est tout au plus son ombre propre. Pour Heidegger, il n’est de pensée possible qu’en allemand, seule langue avec le grec qui permettrait un accès éventuel à l’Estre que Heidegger aborde sans cesse et manque toujours. Cette pensée est à elle-même « une faille » par son engagement nazi dont « il est impossible de sortir ». Ce n’est pas une erreur ni un errement, comme certains voudraient le faire croire (Peter Trawny), c’est une décision sans appel (Entscheidung) ; Nicolas Weill le rappelle, c’est une volonté politique délibérée (Entschlossenheit) d’adhésion au programme nazi.
Heidegger était, comme tout un chacun ne l’est pas forcément, obsédé à la fois de complot juif, de prophétisme germanique et d’ésotérisme infantile. Weill le note : « bien avant Hannah Arendt et d’autres, la compatibilité paradoxale entre la brutalisation de l’homme et le rationalisme… », mais Heidegger se garde d’en dénoncer « la criminalité spécifique » (p. 168), comme le montre, par exemple, son indéfectible amitié pour Eugen Fischer, le directeur de l’Institut de l’empereur Guillaume qui organisa dès 1939 l’euthanasie des malades mentaux et des enfants jugés débiles.
Nicolas Weill consacre la seconde partie de son livre à la fascination heideggérienne pour la Gnose : le monde doit disparaître, il n’y a ni bien ni mal, la mise à mort collective est sans importance. Autorité et irresponsabilité se confondent, c’est idéal pour s’en laver les mains. Le gnosticisme autorise tout rejet, tout refus, sans avoir à justifier son élégante indifférence : la Shoah et l’extermination des « débiles », ce n’est pas notre affaire !
L’enjuivement est la cause du déclin de l’Occident, pour reprendre les termes du fameux Oswald Spengler qui commence lui aussi à briller à l’horizon philosophique parisien, lequel, à la suite de Jünger, Carl Schmitt ou Werner Sombart, raffole décidément de tout ce qui pue la mort.
Depuis toujours, la rhétorique de la décadence ne fait que répéter des évidences. « Le progrès, quelle blague », avait déjà dit Flaubert, et c’est ce qui se dégage de la dernière partie du livre de Nicolas Weill. Heidegger ne fait que répéter des banalités du genre « ma pauv’ dame », mais ornementées de considérations de fin des temps.
Quelle que soit la dimension et le non encore connu de la pensée de Heidegger, en dehors de tout concept en avance sur toute philosophie, quelle que soit son importance, sa concordance d’essence avec le national-socialisme la ronge de l’intérieur.
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Klaus Theweit, Fanatsmâlgories, L’Arche, 2016.
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Klaus Vondung, Die Apokalype in Deutschland, DTV Munich 1988.
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Hugo Ott Hugo Ott, Martin Heidegger : Éléments pour une biographie, trad. de l’allemand par J.-M. Beloeil, Payot, 1990.
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Marlène Zarader, La dette impensée, Seuil, 1990.