Journal de bord d’un insurgé

Depuis son célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, paru en 1967, le philosophe et ancien situationniste belge Raoul Vaneigem n’a cessé de reprendre ses thèses, du Livre des plaisirs (1979) à De la destinée (2015), en passant par son plaidoyer Pour l’abolition de la société marchande (2002). Ses derniers Propos de table forment un ensemble de 701 réflexions qu’il présente comme « des notes fragmentaires pour une alliance avec le vivant », un nouvel exercice de réflexion sur le savoir-vivre, le désir, la jouissance, le rapport à soi et au monde.


Raoul Vaneigem, Propos de table. Dialogue entre la vie et le corps. Le Cherche-Midi, 352 p., 18 €


Si l’ouvrage est intitulé « Dialogue entre le corps et la vie », c’est qu’il effectue un va-et-vient permanent entre le moi de l’auteur, avec ses passions, ses convictions et ses colères, et le monde extérieur, où il cherche obstinément à imprimer « une folie de vivre ». Pour Vaneigem, cette folie passe par la célébration exaltée du corps humain qu’il compare dans l’ultime note à « une cathédrale minérale, végétale, animale et humaine qui commence à peine à se bâtir ». Selon lui, nous vivons désormais dans « un monde gangrené par le mépris du vivant », un mépris qui se traduit notamment dans la perpétuation de l’obligation aliénante du travail comme moyen de survie. Il serait donc plus que jamais urgent de se libérer de la logique de l’efficacité et de retrouver le goût de la jouissance libre et libertaire puisque « le plaisir n’a pas d’usage et est son propre usage ». Dans la pensée de Vaneigem, le désir doit tirer sa maturité d’une prise de conscience radicale de soi et d’un dialogue fusionnel avec le milieu naturel et les formes de vie environnantes : seul « le plaisir d’être soi » peut nourrir la régénération du sujet et de sa révolte. Seul un désir indifférent aux diktats de l’appropriation, de la victoire et de l’exploit peut transformer le présent.

Introduit dans le Traité de savoir-vivre, le principe de « renversement de perspective » sert de fil conducteur à ces Propos de table. Le discours de Vaneigem se construit à partir d’une série de basculements où chaque notion se trouve méthodiquement déconstruite et écartée au profit de son contraire. Ainsi, à l’usure destructrice de la vieillesse, Vaneigem oppose « le savoir inné de l’enfant », soit sa liberté première et sa quête de jouissance préalables à toute forme d’éducation. À la notion d’« instant » qu’il associe au travail et à la soumission, il préfère celle du « moment » où s’élaborent les pulsions du désir et de l’émerveillement. Contre la logique de « l’avoir » et de la propriété, il célèbre « l’être » et la conscience de soi ouverte à l’infini suivant un processus de transmutation qu’il qualifie d’« alchimique ». Contre « la prééminence absolue du corps fonctionnel » qui nourrit selon lui la réalité de la maladie et le recours à l’économie de la médecine, il célèbre l’énergie du corps vital et prône « le développement de l’intelligence sensible ». Enfin, du « champ de cohérence » qui désigne l’emprise des préoccupations sociales, dont le travail, il glisse vers « le champ de résonances » qu’il définit comme « une manifestation de l’élan vital ». Par ces renversements, Vaneigem veut répondre à une société marquée selon lui par le vide de la pensée, la tyrannie des hiérarchies, ou encore la logique négative des fins et des moyens.

Raoul Vaneigem, Propos de table. Dialogue entre la vie et le corps.

Raoul Vaneigem © Louis Monier

Au fil des fragments, la pensée de Vaneigem semble guidée par la quête obstinée d’une transcendance. Son projet consiste, dit-il, à opérer « un dépassement, non une fuite ». Mais la frontière entre les deux attitudes est souvent ténue. C’est dire si ces Propos de table dressent aussi en filigrane le portrait d’un penseur qui se tient un peu hors du monde et se réfugie dans la solitude radicale de sa pensée. L’insurrection de Vaneigem se heurte à la difficulté d’élaborer une pensée complexe de la solidarité dans une société qu’il réduit d’emblée à un ennemi. On en vient à se demander comment une réflexion et un désir d’émancipation profondément individuels pourraient se transformer en dynamique collective. Le chemin du moi à l’autre paraît à la fois sinueux et semé d’embûches car le monde est perçu à la fois contre l’auteur et contre sa pensée. De son propre aveu, « construire un présent dans un monde qui le déconstruit à chaque instant est un travail de Sisyphe ». Faut-il donc imaginer Vaneigem heureux ? Si l’exercice de la notation quotidienne semble procurer à l’auteur un plaisir manifeste, ses notes sont néanmoins traversées par une mélancolie et une inquiétude perceptibles. En effet, la défense de « la vitalité souveraine » nécessite le balayage des tourments et des regrets dont les ombres reviennent de temps à autre hanter la pensée de l’insurgé, comme quand il écrit non sans amertume que « les organisations prétendument révolutionnaires n’ont jamais fait que fonder sur le désordre une nouvelle société de prédateurs ». Il faut dire que la pensée de Vaneigem n’échappe ni à la contradiction ni à l’ambivalence, à l’image de ce passage plutôt cocasse où il s’interroge sur son utilisation des lunettes : « N’est-ce pas là ce ‟mécanique collé sur du vivant” contre lequel je m’insurge ? ».

Si certains verront dans ces Propos de table le énième écrit d’un insurgé qui s’obstine à rejeter un monde en mutation accélérée, d’autres apprécieront la constance et la détermination d’un penseur fidèle à ses idées et en rupture avec son époque. L’un des mérites de ce « journal de bord » réside certainement dans son appel salutaire à « apprendre à tout repenser, à tout recréer », en bref à réinjecter une dimension critique et créative dans le rapport à soi et au monde. À rebours de la célébration de l’objet créé, Vaneigem clame que « le vrai chef-d’œuvre, c’est l’acte de créer » lui-même et que tout artiste qui renonce à se recréer « inaugure sa propre malédiction ». Le ton pompeux voire sermonneur de certains propos et le ressassement des mêmes idées à quelques pages d’intervalle peuvent agacer. Mais il faut peut-être y voir un prolongement et une mise en pratique de la philosophie même de l’auteur : « Si j’ai à me répéter, c’est pour me recréer ». On reconnaîtra également à Vaneigem la justesse de certaines réflexions comme quand il observe que l’écologie de nos jours « s’inscrit dans une logique de marché, où l’angélisme des bonnes intentions va de pair avec la cupidité du commerce » ou que « l’absurdité est inhérente non au monde mais à son système d’organisation », appelant dès lors à penser des structures alternatives à celles qui produisent la misère économique et l’exclusion sociale.

Raoul Vaneigem, Propos de table. Dialogue entre la vie et le corps.

Leonardo Cremonini, Alle spalle del desiderio, 1966

La traversée des notes de Vaneigem confirme que l’auteur du Traité de savoir-vivre n’a perdu ni de sa verve ni de son énergie. Sa pensée est mobile et favorise la déambulation intellectuelle. Un demi-siècle après Mai 68, cette pensée est par moments abstraite, obscure voire nourrie d’illusions. Au fil des notes, une amie lui suggère même que son ouvrage n’est autre qu’un « traité de savoir-vivre à l’usage des vieilles générations ». Mais les fulgurances de l’auteur valent le détour, comme quand il écrit : « je m’applique à construire mon présent avec la patience du maniaque bâtissant des palais en allumettes », ou encore : « je rameute mes désirs comme une horde de chiens afin qu’ils mettent en pièce ce qui cause mon tourment ». Dès lors, il n’est pas surprenant de voir l’homme qui dit accepter l’héritage de Rabelais, Diderot et Hölderlin se tourner vers la poésie et la célébrer ardemment comme « l’arme absolue de la vie humaine, celle qui assure sa suprématie ». Derrière le discours subversif qui laisse place à l’éloge de la vie, il y a l’ancien insurgé qui s’incline, presque apaisé, devant « la poésie du vivant ».

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