Krystian Lupa, metteur en scène polonais, également plasticien et scénographe, sans doute un des plus grands en Europe aujourd’hui, a longtemps hésité avant d’aborder l’œuvre de Kafka. Familier de Thomas Bernhard qu’il voit comme le Kafka de la seconde moitié du XXe siècle, il avait peur « de ce besoin chez Kafka d’un manque d’espoir ». Il redoutait sa « stratégie narrative pernicieuse d’une extrême radicalité ». Et puis, les circonstances lui ont imposé Le Procès. Est né un spectacle extraordinaire dans tous les sens du terme. Trois parties, deux entractes et quatre heures et demie de théâtre, présentées ce printemps à Varsovie et cet automne à Montpellier puis à Paris, au théâtre de l’Odéon.
Le procès d’après Franz Kafka. Mise en scène de Krystian Lupa. Teatr Nowy à Varsovie, Printemps des comédiens à Montpellier, Festival d’Automne à Paris
Ces circonstances politiques et existentielles ont déjà été évoquées dans nos colonnes, quand Lupa notait, en avril 2016, « un sentiment croissant d’étrangeté ». Il commentait la situation politique de son pays, après l’élection des nationalistes conservateurs. Il se sentait trahi : « La démocratie ne nous protège pas des démons des médiocres » et piégé : « Je pensais que nous évoluions, que nous étions cocréateurs de l’être humain, et je vois maintenant, pas seulement en Pologne, que la démocratie ne peut pas arrêter un Hitler ou un individu élu démocratiquement, qui démolit le monde avec la démocratie. Où est-on ? » Dans son Procès, Lupa fait dire à Joseph K. : « Nous croyons en nos illusions que nous appelons la réalité. »
Le spectacle s’ouvre sur le journal télévisé polonais. Un écran plat est posé au pied d’une haute paroi verdâtre qui dessine l’espace d’une sorte de vestibule ou un salon, avec trois portes et une fenêtre. Une femme regarde le présentateur débiter ses phrases formatées, c’est Mme Grubach, la logeuse de Joseph K. qui arrive par une des portes. Ils échangent quelques mots à propos de la voisine, Mlle Burstner, il s’excuse d’être entré dans sa chambre. La conversation se mêle aux propos du présentateur, on ne comprend pas ce qui se dit. L’ambiance s’obscurcit, ils se déplacent dans la chambre apparue à l’arrière, grâce à un jeu de lumières qui éclaire la paroi. Puis ils reviennent. La femme se plante devant la fenêtre.
Ainsi, dès la première image, Lupa construit une profondeur de champ qui combine plusieurs espaces de jeu dans lesquels évoluent lentement les personnages. L’usage de la vidéo les fait communiquer. Ce qui produit de superbes images. Elles envoutent le spectateur, avec des lumières souvent blafardes, des gestes parfois saccadés, des allées et venues. Elles installent le récit dans une incohérence apparente. Lupa est un faiseur d’images à l’esthétique douce (quoique s’insère parfois un élément flamboyant), des compositions simples qui incarnent mieux que le texte le sens d’une situation, et qui mettent en valeur l’interprétation hallucinée des acteurs. Aucun personnage n’est réel, tous sont nous-mêmes, du moins ce que nous gardons au plus profond, et que nous révèle le Kafka de Lupa. Un moment, le vestibule est devenu un dortoir d’hôpital (de prison ?), les personnages demi nus se couchent, se lèvent, arpentent ; une autre fois, Joseph K. (ou Franz ?) s’étend sur un lit, se replie en chien de fusil. Plus tard, il enlève le matelas, s’allonge nu sur le sommier en grille de fer… Ou bien, il se blottit sous le lit. Il a peur. Comme un chien. C’est son procès. Deux fortes femmes et un vieil ami lui crient dessus. Quand ce n’est pas un air de tango qui engloutit tout.
Car il y a trois procès, deux K. (Joseph et Franz) joués par deux acteurs, et Lupa-personnage qui grommelle en coulisse, ou commente. Le procès de Joseph K., qui commence par l’arrestation et les interrogatoires, occupe la première partie du spectacle. Fidèles au roman, les dialogues et les situations collent à la lettre du texte de Kafka (Lupa a d’ailleurs pris soin de travailler directement sur le texte allemand). L’homme ne sait pas de quoi il est coupable ni qui l’accuse. La conversation avec Mlle Burstner, sa jolie voisine qui éclate de rire lorsqu’il lui parle de commission d’enquête, nourrit le doute, pour se terminer dans la chambre par une situation embarrassante, quand K. l’embrasse sur la bouche et qu’elle lui demande de partir.
Les deux autres procès forment l’essentiel de la deuxième partie, Lupa s’éloigne du roman en comblant les pages blanches laissées par l’inachèvement du livre. D’abord le procès de son théâtre à Wroclaw, quand le gouvernement licencie le directeur, ce qui contraint Lupa à stopper son travail sur Kafka pourtant bien avancé. Le rassemblement de tous les comédiens, en ligne au devant de la scène, bâillonnés d’un ruban adhésif noir, est une image qui a fait le tour de la Pologne. Elle a symbolisé la résistance au pouvoir contre le procès de la culture. Enfin, le procès de Kafka lui-même par ses trois amis Felice Bauer, Greta Bloch et Max Brod, « procès » qui a bien eu lieu à Munich, lorsqu’il a rompu ses fiançailles en juillet 1914. C’est ici une « improvisation apocryphe », nous dit Lupa, elle s’appuie sur l’abondante correspondance de Franz Kafka avec Felice, une fiancée qu’il a rêvé d’aimer et qui ne l’a jamais aimé, et Greta qui les poussait à se marier. Or nous ne connaissons que les lettres de Kafka. Le procès tourne, sur le plateau de Lupa, au règlement de comptes criard et à l’écrasement d’un Franz K. machiste (ou simplement égoïste), accusé d’avoir voulu réduire sa fiancée à un bien utilitaire, à un « stylo Bic jetable ». Il aurait trahi son amour. Cette interprétation contestable de la rencontre de Munich (que certains biographes mettent à l’origine de la rédaction du livre) relève plus d’un réquisitoire féministe à la Me Too que de la complexité des manipulations épistolaires et réciproques de Franz et Félice, surveillées par Greta et Max. Mais qu’importe ! En campant cette révolte, les acteurs font un coup d’œil théâtral au mouvement des femmes qui, massif, se fait entendre en Pologne.
On pourrait déduire de ces procès que Krystian Lupa, blessé par une interdiction, privilégie une lecture politique du Procès. Il en ferait une dénonciation de l’arbitraire et de l’autoritarisme, à la manière des lectures antitotalitaires d’un Bertolt Brecht qui, dès 1937, y détectait la dénonciation des camps de concentration. Ou encore des Tchécoslovaques des années soixante qui avaient fait de la défense de l’œuvre de Kafka un foyer central du combat contre l’isolement provoqué par le stalinisme et l’autoritarisme bureaucratique. Ce serait un peu court, l’intention du metteur en scène polonais est autre. Il n’apprécie guère les dénonciations-exutoires, qu’il voit plutôt comme des soupapes de sécurité participant à la stabilité du régime. Au contraire, il interroge « le mécanisme très théâtral » de Kafka : « Le personnage principal, dit-il, se crée pour lui-même un théâtre intérieur. À chaque fois le héros de Kafka s’oppose non seulement à ce que le personnage fait à l’extérieur, mais à ce que fait son ‘’moi’’. Il est l’antagonisme de ses propres actions et de ses propres paroles. » (Propos recueillis par Jean-Pierre Thibaudat, pour le Festival d’Automne)
Rien de net dans ce spectacle. Lupa, magnifiquement servi par le travail intérieur de ses acteurs, entretient constamment les paradoxes des personnages. Joseph K. est-il coupable ou innocent ? Et Franz, l’auteur ? Plus on avance dans la troisième partie, plus c’est obscur, plus c’est inquiétant. Surtout lorsque K. (lequel ?) commence à s’accepter en coupable, à cesser de résister, à se dire en accord avec ses bourreaux. Et c’est la Loi – c’est-à-dire l’Ordre, Dieu ou toute autre autorité – qui cristallise le mieux ces interrogations. Deux scènes résument le paradoxe. Celle, « apocryphe », de l’avocat des comédiens qui se lance dans une longue et puissante harangue en défense de la Loi qui serait bafouée – discours qui fait écho à la destruction des juridictions démocratiques par le pouvoir polonais. Et celle de la Cathédrale, où il en va autrement. Passage aussi célèbre qu’énigmatique à la fin du Procès, sujet d’une multitude d’exégèses, c’est une discussion entre Joseph K. et un prêtre autour d’une parabole sur la Loi. Beaucoup de commentateurs y ont vu l’expression d’une « théologie négative » ; Kafka décrit « un monde livré à l’absurde, à l’injustice autoritaire et au mensonge, un monde sans liberté où la rédemption messianique ne se manifeste que négativement, par son absence radicale [1] ». Le Kafka de Lupa s’éloigne de Kafka. Il n’évoque que la non-présence de Dieu, et va jusqu’à élever K. en une figure christique, le corps nu porté comme dans un tableau de Rubens. Ce qui est beau, mais bien différent du nihilisme kafkaïen.
L’inquiétude fondamentale que veut nous transmettre Lupa, lui-même croyant, est donc moins radicale. Elle s’adresse à notre conscience. « Nous avons voulu inquiéter, inquiéter vraiment, a-t-il dit lors d’un débat public à Montpellier [2]. Kafka nous demande : est-ce qu’un homme peut être vraiment innocent ? Or personne ne le peut. Aucun d’entre nous. » Ainsi, plus qu’une dénonciation, le Kafka de Lupa devient le révélateur de notre contribution à ce qui nous détruit. De notre responsabilité.
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Michael Löwy, Franz Kafka, rêveur insoumis, Stock, 2004, p. 103.
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