Après l’extraordinaire plongée autobiographique de Guerre et Térébenthine autour de la figure du grand-père de l’auteur et la térébrante évocation du carnage de l’Europe en 1914, Stefan Hertmans, Belge de Gand et néerlandophone, nous revient avec un roman entièrement construit autour d’un parchemin hébraïque du XIe siècle retrouvé parmi les deux cent mille documents de la Genizah du Caire – ce lieu dans la synagogue Ben Ezra où l’on jetait tout le rebut hébraïque et les écrits qu’on ne pouvait détruire car le nom de Dieu ne pouvait l’être – et pieusement archivé au Manuscript Room de l’University Library de Cambridge, en Angleterre. Le titre original de ce livre, De Bekeerlinge, renvoie à « la prosélyte », mais l’excellente traduction qui nous est ici donnée privilégie ce Cœur converti, car c’est bien ici, avant tout, d’une histoire de cœur et d’amour qu’il s’agit.
Stefan Hertmans, Le cœur converti. Trad. du néerlandais par Isabelle Rosselin. Gallimard, 370 p., 21,50 €
L’amour de David, jeune juif de yechiva, et de Sarah, surnommée Hamoutal qui, en bel hébreu, signifie « chaleur de rosée », nourrit ces pages fiévreuses. Nous sommes au XIe siècle, et dans ce Rouen qui abrite, avec Narbonne, au Sud, la plus forte communauté juive de France, on voit passer le célèbre Rachi venu donner quelques leçons talmudiques auxquelles assiste cet étudiant narbonnais. Mais c’est une autre lumière qui, pareillement, l’éblouit : la beauté blonde d’une jeune Normande, héritière des Vikings, prénommée Vigdis qui, en vieux norrois, signifie « déesse du combat », une chrétienne de naissance dont le cœur est retourné d’amour par les boucles brunes et le regard de feu de David. Ce dernier est le fils du grand-rabbin de Narbonne qui l’a envoyé à Rodom (Rouen, ainsi nommé à l’époque) car s’y trouve la plus célèbre maison d’étude de ces terres de France, où défilent des maîtres du Talmud tels que Abraham Ibn Ezra, l’Andalou, Shmouel ben Meïr, de Champagne, ou Chlomo ben Itzhak HaTzarfat, rabbin (et vigneron) de Troyes. Un jour qu’il discute avec ses camarades au portail de l’école talmudique, Vigdis, escortée par son chaperon, passe devant lui : « Son regard croise deux yeux étincelants, elle voit un jeune homme d’aspect méditerranéen qui l’observe effrontément », et c’est le coup de foudre. Tout les sépare, tout les oppose, c’est Juliette face à Roméo : ce dernier saura déjouer tous les pièges et elle saura enfreindre les terribles lois des siens – qui, plus tard, chasseront les juifs de Rouen ou les détruiront. Et ce sera la fuite nuitamment et le retour à Narbonne où la jeune fille se fera juive. « Les convertis étaient les bienvenus dans le monde juif d’alors », commente Stefan Hertmans, et la jeune chrétienne trouvera « refuge sous les ailes de la Shekinah », autrement dit la présence du Dieu Un.
L’auteur, Stefan Hertmans, est partie prenante du récit. Ce Flamand de Gand passe, en effet, ses « vacances » dans un village du Luberon, Monieux, et ce depuis vingt-deux ans. C’est le temps qui est compté dans l’écriture de ce récit, et il n’échappera pas au lecteur que ce chiffre 22 correspond aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Comment s’en étonner si, sur la page de garde du roman, est inscrit le nom hébraïque de ce bourg : מניו, ailleurs écrit, en écriture consonantique : MNYW ? Monieux vient du latin Mons Jovis, « montagne de Jupiter », autrement dit « Mont de Dieu », ce qui peut prêter à toutes les interprétations ésotériques et cabalistiques. L’auteur, qui est assurément un bon philologue, érudit et archéologue, découvre les secrets de cette terre habitée depuis le néolithique et si riche d’histoire. Avec, au centre, ce « trésor de Monieux », dont la presse parle, que personne n’a vu, et qui rassemble ou rassemblerait ce que les juifs – dont le grand-rabbin Obadiah, père de David, héros du roman – ont pu sauver du pogrom vauclusien qui a mis un terme à la présence juive sur ces terres : la Menorah ou chandelier à sept branches, le Sefer Torah ou saint livre des cinq livres de Moïse, et autres précieux objets du culte. L’histoire se situe en pleine Reconquista espagnole – où l’on refoule l’Arabe des terres ibériques pour finir par bouter dehors los judíos – avec son lot d’exactions, et suit à la trace les Croisés traversant la région pour rejoindre Jérusalem et libérer le « tombeau du Christ » au prix de quelques massacres. Car que trouve-t-on sur la route ?
La soif de sang se transforme en lubricité, la lubricité en extase : on transperce, on hache, on frappe et on piétine. De la pulpe humaine ruisselle sur les pavés…
Dans ce sanglant charroi de l’histoire, tous vont périr : David, le premier, puis les enfants du couple, et Hamoutal qui, après un très long périple qui l’emmène à Alexandrie pour rejoindre les Séfarades de sa famille, retournera, folle après avoir perdu son dernier fils, hagarde et délirante, à Monieux pour y mourir. Cette turbulente épopée, exemplaire à plus d’un titre des tragédies qui jalonnent l’histoire juive, est issue d’un manuscrit hébraïque retrouvé à la fameuse Genizah du Caire. Ce texte reproduit en hébreu et traduit en français (aux pages 203-207) est conservé à Cambridge où le romancier est allé le consulter et l’étudier. Tout est parti de là, de cette démarche studieuse, et du grand désir de dire – en sollicitant toutes les ressources du romanesque – un grand pan d’histoire au haut Moyen Âge. C’est une lettre de recommandation que le grand-rabbin de Narbonne rédige pour sa belle-fille avant de l’envoyer ailleurs, en lieu sûr, après qu’elle a échappé au pogrom où David « l’époux a été tué dans la synagogue » tandis que « les deux enfants − un garçon appelé Yaakov et une fillette appelée Justa, qui a trois ans – ont été faits prisonniers » (les Croisés les rendront au grand-père, à Rouen, et ils seront bel et bien perdus pour leur mère et le judaïsme). Hamoutal va donc partir sur les routes et les mers avec son petit dernier, qui mourra plus tard, tragiquement. Et elle connaîtra de multiples aventures et les pires turpitudes, dont elle rapportera les stigmates. Mais sans jamais se séparer de cette lettre, miraculeusement réapparue.
Ce roman qu’on ne peut lire que d’une traite, malgré son volume, est issu d’une pièce à conviction qui garantit la vérité du récit. Et ne peut qu’entraîner l’adhésion du lecteur à ces pages ébouriffantes. À partir d’un chiffon de papier, certes, l’imagination d’un grand artisan de la plume bâtit un roman aussi échevelé que passionnant. Un récit qui vague et extravague, qui séduit et convainc. Et dont on ne peut que recommander la lecture, gage d’un plaisir des plus rares.