Spirou, le héros fétiche de l’hebdomadaire qui porte son nom, Le Journal de Spirou, lancé le 21 avril 1938 en Belgique, fête cette année son 80e anniversaire. Première livraison d’un article sur cette icône de la bande dessinée, un jeune groom espiègle au grand cœur, tout de rouge vêtu, qui a pour particularité de ne pas appartenir à un auteur mais à son éditeur, les éditions Dupuis. Son histoire, riche et passionnante, fait l’objet d’un ouvrage en plusieurs tomes : La véritable histoire de Spirou.
Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, La véritable histoire de Spirou. 1937-1946 ; 1947-1955. Dupuis, 2 vol., 312 et 336 p., 55 € chacun
En 2013, Spirou fêtait en grande pompe ses septante-cinq ans, trois quarts de siècle d’humour et d’aventure, avec un programme éditorial et évènementiel ambitieux : « l’Année Groom ». En 2018, la célébration a été finalement plutôt discrète, au point que l’un de ses confrères, Fluide Glacial, se permettait de tacler le vénérable magazine octogénaire. « Le Journal de Spirou a 80 ans… Et ça se voit ! », écrivait la rédaction du mensuel d’humour et de BD (n° 504, mai 2018), regrettant le peu d’enthousiasme mis dans le « bête numéro classique sorti en quasi-catimini » en avril dernier. Les spiroutistes ont relevé le défi avec humour et une polémique, qui s’est avérée finalement orchestrée, a enflé tout l’été entre les deux journaux, avec en particulier une mémorable déclaration de guerre de la rédaction belge contre le « papelard seinois » et les « klets de la rédaction parisienne » (n° 4192, 15 août 2018). Mais tout cela n’était que « fake news », et les comptes ont été réglés début septembre avec la sortie de deux numéros spéciaux bien enlevés des magazines : Spirou VS Fluide Glacial et vice versa ! Enfin, dans le cadre de la huitième édition de la Fête de la BD de Bruxelles, un match d’improvisation entre dessinateurs des deux journaux et comédiens de la Ligue belge d’improvisation était organisé le 15 septembre. Pour la petite histoire, c’est Fluide Glacial qui triompha, sur le fil, de l’hebdomadaire carolorégien. Mais, selon certains observateurs, le résultat aurait été truqué.
Plusieurs évènements ont quand même ponctué cette année anniversaire, à commencer par l’ouverture d’un Parc Spirou dans le sud de la France, bien loin de sa terre d’origine, Marcinelle, dans la banlieue de Charleroi en Belgique. Construit sur quatre hectares près d’Avignon, à Monteux, ce parc d’attraction, classique et familial, est pour l’instant assez modeste. Il devrait à terme doubler sa surface. Sous le soleil de Provence, une douzaine de montagnes russes, manèges, carrousels et univers en immersion 3D déclinent les univers de Spirou, de son acolyte Fantasio, et de plusieurs héros du journal (le Marsupilami, Seccotine, Lucky Luke, Gaston Lagaffe ou encore la série Zombillenium, sans oublier d’incontournables et effrayants dinosaures). On y trouve également plusieurs lieux de restauration, des zones d’ombres bienvenues, des boutiques de souvenirs et une véritable librairie. L’aventure pourrait se poursuivre avec l’ouverture d’autres parcs Spirou dans le monde, en particulier en Chine, contribuant ainsi à faire connaître le journal et à renouveler son lectorat. L’hebdomadaire octogénaire se porte d’ailleurs plutôt bien : avec une diffusion de plus de 65 000 exemplaires par semaine, il est le premier magazine jeunesse et BD en Belgique et le deuxième titre jeunesse le plus vendu en France.
Le héros aussi tient la grande forme ! Depuis sa création, l’éditeur confie les aventures du petit groom à des scénaristes et à des dessinateurs différents, soit pour les besoins de la « série mère » (55 volumes à ce jour), où se sont illustrés par le passé de grands noms comme Jijé ou Franquin, soit pour la série parallèle intitulée « Le Spirou de… » (14 volumes), le temps d’une aventure pour laquelle des auteurs ont carte blanche pour réaliser leur version de Spirou. Il faut ajouter à cela les 17 albums de la collection « Le Petit Spirou », ainsi qu’une série d’intégrales, beaux livres, éditions exceptionnelles, et fac-similés d’anciens albums. L’année 2018 aura ainsi vu la publication de plusieurs ouvrages. Le tendre et bouleversant album d’Yves Sente et Laurent Verron, Il s’appelait Ptirou, s’impose avec son dessin somptueux et sa narration dramatique évoquant Dickens, il nous plonge dans la genèse historique et artistique de la série.
Autre sortie d’importance : Moments clés du journal de Spirou de François Ayroles. En 180 dessins commentés, le dessinateur, à qui l’on devait déjà les Moments clés de l’histoire de la bande dessinée, décrypte avec humour les cinquante premières années de la maison Dupuis et de son journal. Enfin, 2018 aura vu le lancement dans l’hebdomadaire d’un nouvel opus d’Émile Bravo : Spirou ou l’espoir malgré tout (paru le 5 octobre). On doit déjà à Émile Bravo le Journal d’un ingénu (2008) dans lequel on découvrait la jeunesse du personnage à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un bel album qui réjouit alors la critique et le public. Dix ans plus tard, l’auteur se lance dans une suite. Le projet est ambitieux : faire traverser la guerre à son héros et son ami Fantasio, pour « raconter comment un traumatisme peut construire un jeune homme ». Quatre tomes sont annoncés jusqu’en 2020. De quoi réjouir les spiroutistes ! Dans Le Monde du 20 juillet, Frédéric Potet relevait que cette saga n’occulterait pas la Shoah, « un thème auquel la littérature de jeunesse a toujours eu du mal à se confronter ». Et le journaliste de conclure : « Qui a dit que les héros de papier de notre enfance n’avaient pas droit à une certaine complexité ? »
C’est en 2013 qu’a paru le premier tome de La véritable histoire de Spirou. Quelques années auparavant, les éditions Dupuis ont confié à Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernautlt, deux « archéologues spiroutistes », l’immense projet de retracer l’histoire de ce héros hors norme. La saga de Spirou a débuté à Marcinelle, au printemps 1938, avec la création du journal et du personnage, car « quand on fête l’anniversaire de l’un, on célèbre l’autre ». Mais, avant de retracer ces trois quarts de siècle, les auteurs ont décidé de se pencher sur les quarante années qui précèdent sa naissance : « quatre décennies au cours desquelles Jean Dupuis fit d’une petite imprimerie locale une des plus formidables maisons d’édition européennes pour la jeunesse du XXe siècle ». Et l’on verra plus tard que « Spirou n’est pas la création d’un seul auteur mais le projet d’une famille tout entière qui, à défaut de pouvoir lui donner corps, lui a transmis tout un héritage culturel et moral, à la manière d’un code génétique singulier ». L’ouvrage débute par une immersion dans le bassin de Charleroi en pleine expansion industrielle à la fin du XIXe siècle. Jean Dupuis, né en 1875, destiné au charbonnage, va découvrir par hasard le monde de l’imprimerie et devenir typographe. Ce visionnaire se baptisera « le plus petit et le plus jeune imprimeur de Belgique ». Alors que « la réclame » n’en n’est qu’à ses balbutiements, Jean Dupuis a le génie de la publicité et l’on va suivre au fil des pages l’expansion de sa petite entreprise avec le XXe siècle naissant.
Toute la force du travail des auteurs est de nous plonger littéralement dans la vie de l’entrepreneur et de sa famille, une vie « dédiée tout entière au Seigneur… et à l’imprimerie ! ». Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernautlt ont effectué une longue enquête minutieuse et passionnée, rencontrant plus d’une cinquantaine de témoins, fouillant presque autant d’archives familiales, compilant des centaines d’entretiens déjà publiés, les articles de presse… Le parti pris éditorial peut parfois surprendre, les auteurs ont en effet choisi de privilégier le témoignage et la juxtaposition des sources, chapitre par chapitre ; inventant ainsi un dialogue entre témoins, acteurs, historiens… entrecoupé de courts passages biographiques ; laissant la place au doute et au questionnement ; soulignant même parfois la fragilité du témoignage lors de quelques épisodes contradictoires ; avouant que leurs « recherches sont confrontées aux limites extrêmement fragiles de la mémoire de chacun ». Les auteurs ne tranchent pas forcément, ils ouvrent des pistes, posent des questions, comme par exemple lorsqu’il s’agit de savoir qui a réellement trouvé le nom de Spirou, un mot wallon qui veut dire « écureuil », un mot magique et merveilleux selon Jean Dupuis, qui a aussi été popularisé pour évoquer un jeune garçon turbulent, distrait, charmant, loyal et généreux.
L’histoire de Jean Dupuis et de son « héros belge pour les petits Belges » est intimement liée à l’histoire du XXe siècle, en particulier à celle de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance. Nous sommes juste avant la guerre. « Spirou s’apprêtait à vivre des heures qui compteraient parmi ses plus difficiles, mais également ses plus glorieuses… et les moins connues », expliquent les auteurs. Ils vont retracer la drôle d’histoire de ce journal catholique dont Jean Doisy, le premier rédacteur en chef même s’il n’en portait pas le titre, était communiste ! « Cette salade catholico-bolchevique n’est pas un des moindres charmes de la maison à cette époque-là », racontera Franquin plus tard. C’est Jean Doisy qui surnomma Spirou « l’Espiègle au grand cœur », c’est lui qui va servir d’agent de recrutement pour le Front de l’Indépendance et utiliser une rubrique du journal et l’association des jeunes lecteurs, les Amis de Spirou, à des fins de résistance : « Le Fureteur et les AdS devinrent même de véritables outils de résistance dans la Belgique occupée, en distillant insidieusement leur dose hebdomadaire de patriotisme et d’espoir dans toutes les petites têtes blondes », nous racontent Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernautlt, « Spirou tout entier était entraîné dans un magnifique combat pour la liberté ».
On retrouve le personnage de Spirou en couverture d’une revue clandestine, et, alors que le journal doit s’interrompre, pour cause de pénurie de papier, l’aventure continue avec le théâtre de marionnettes Le Farfadet qui met en scène les héros de la bande dessinée dans des « historiettes écrites par Jean Doisy et jouées par André Moons, entre les mains duquel les marionnettes prenaient vie de façon magique ». La mère du marionnettiste, Suzanne Moons, dite Brigitte, membre du comité de défense des juifs, sauva 600 enfants pendant la guerre. On lira aussi le témoignage émouvant de l’un des anciens Amis de Spirou, spectateur du Farfadet, déporté à Buchenwald, qui raconte comment Spirou lui a « sauvé la vie ». « C’est en me rappelant les prescriptions du code d’honneur (des AdS) que j’avais trouvé la force de supporter toutes les épreuves infligées aux déportés politiques ». Plus tard, au camp, le même ressuscitait les scènes du théâtre pour ses camarades de détention, les mettant « à l’abri des méchancetés humaines en les entourant d’un écran de féerie ». « C’était pour nous un miracle de faire encore vibrer une corde sensible de nos cœurs endurcis », raconte-t-il. À la fin de la guerre, les saynètes s’endormirent 70 ans durant dans un grenier, jusqu’à ce que les auteurs de La véritable histoire de Spirou, qui poursuivent inlassablement leurs recherches, découvrent ces écrits uniques et, avec la complicité du dessinateur Al, décident de les ramener à la lumière pour en faire un bel album qui vient de sortir chez Dupuis. Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernautlt commentent leur découverte : « le petit théâtre de Spirou est incontestablement le chaînon manquant entre Rob-Vel et Jijé »… Un Jijé qui lancera bien après : « Vous comprendrez qu’on avait d’autres chats à fouetter que la BD : mobilisation, guerre, faire pousser des patates… Survivre, quoi ! ».
L’ouvrage fourmille d’anecdotes sur l’exode, l’exil d’une partie de la famille à Londres, le retour au travail, la Libération et l’expansion de l’après-guerre, et l’on découvre aussi dans La véritable histoire de Spirou une histoire des choses ordinaires et quotidiennes, à travers les nombreux souvenirs des actrices et des acteurs de la saga. On s’intéressera au développement de l’entreprise et au paternalisme teinté d’humanisme, un « paternalisme social », du père fondateur, de ses quatre enfants et de ses vingt-trois petits-enfants. Par le biais des témoignages des ouvriers, on revit par exemple les aventures des « enfants de l’imprimerie ». Ces filles et ces garçons avaient fait de l’entreprise un terrain de jeu. Spirou représenta toujours pour tout ce petit monde un « petit frère ». Les récits de repas et réunions de famille, les messes, les fêtes, les tournois de foot, jusqu’à la grande journée de l’enterrement du patriarche, on comprend qu’en ces temps-là le personnel et les auteurs partageaient encore bien plus qu’un atelier de travail : un véritable esprit de famille. « Trois ans seulement après la Libération, renforcé par le sentiment de solidarité qui s’était intensifié pendant la guerre, le paternalisme pouvait encore être un mode de gestion humaine crédible dans l’imprimerie, mais il fallait inventer de nouveaux modèles pour animer des créatifs », remarquent néanmoins Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernautlt.