Du nazisme, d’aucuns ont dit que c’était un retour vers une barbarie archaïque ; d’autres, que c’était l’accomplissement de la rationalité occidentale. Tantôt ses idéologues sont présentés comme des imbéciles ou des fous, tantôt on insiste sur le ralliement d’intellectuels de premier plan. L’affaire mérite d’être prise au sérieux car ce passé pourrait n’être pas tout à fait mort. D’où l’intérêt de la démarche proposée par Jeffrey Herf.
Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Joly. L’Échappée, 426 p., 22 €
Le défaut majeur de ce livre ne saurait être imputé à son auteur : il ne nous parvient que près de trente-cinq ans après son édition américaine. Cet énorme retard pris pour le traduire a pour effet que ce qui fit alors sa nouveauté est émoussé. Les références ont changé de sens : en 1984, un auteur comme Walter Benjamin, que Herf cite élogieusement, n’était encore connu que d’un public restreint. Quant à Ernst Bloch, qui lui aussi fut lucide, on ne le cite plus guère, hélas. Il semble aussi que, le temps passant, la question même du nazisme ait changé de sens pour nous. Cinq ans avant 1989, un mur séparait Berlin en deux entités qui se tournaient le dos et l’Union soviétique existait encore, perçue comme un dangereux ennemi par les Occidentaux. Plus personne ne se préoccupe de combattre le communisme tandis que, dans beaucoup de pays, les électeurs sont séduits par des partis nationalistes et autoritaires, voire antisémites. Cette inquiétante situation politique fait que comprendre ce qu’aura été l’idéologie national-socialiste devient un enjeu pour notre temps aussi. Du coup, la distance depuis laquelle nous parvient ce livre en accroît l’intérêt : elle lui confère la sérénité de qui parle d’une situation clairement passée, alors que le souci que nous cause la résurgence de discours non dénués de ressemblances avec certains thèmes nazis nous rend difficile la sérénité.
Dans les années quatre-vingt, la notion de totalitarisme eut une grande efficacité polémique. Reconnaissons toutefois que, mettant l’espérance dévoyée du communisme dans le même sac qu’un régime belliciste qui entreprit l’extermination systématique des Juifs, elle est trop grossière pour aider à comprendre ce qu’il a pu en être de l’un et de l’autre. Ce n’est pas qu’il n’y aurait aucun point commun entre ces dictatures, dont il est vrai que toutes deux se sont proclamées « totalitaires », mais ces moyens comparables n’étaient pas au service de buts identiques. Osons un mot fort peu matérialiste : l’état d’esprit n’était pas le même. Les nazis sont venus au pouvoir par la voie des urnes et, quelque effet qu’on puisse attribuer à l’embrigadement de la population allemande, on ne peut nier qu’une large part de celle-ci a adhéré à leur idéologie.
Le national-socialisme ne se réduit pas à un antisémitisme alors largement partagé en Europe – ce n’est pas au pays de l’affaire Dreyfus et de la rafle du Vel’ d’hiv’ qu’on peut le nier – et qui reprend actuellement force et vigueur au prétexte de la politique menée par l’État d’Israël. Il est vrai que l’obsession antisémite prit alors des proportions extrêmes en Allemagne : tous les pays antisémites ne se sont pas lancés dans cette destruction industrielle de ceux que l’on pouvait qualifier de Juifs même si eux-mêmes ne s’étaient jamais vécus comme tels. Les pogroms des pays slaves, ce n’était pas cette conjonction moderniste du tampon administratif, du chemin de fer et de l’industrie chimique. On peine à imaginer un autre pays qui ait préféré faire circuler les trains de la mort plutôt que ceux qui auraient pu apporter des munitions à une armée confrontée à la défaite.
Le mot « idéologie » peut paraître trop flatteur pour caractériser l’état d’esprit du SS de base, et même du groupe dirigeant du régime nazi. La capacité de développer une propagande efficace ne suffit pas à caractériser une idéologie digne de ce nom. Reste que deux choses sont à expliquer : le passage d’un antisémitisme d’opinion à l’organisation de l’extermination ; l’acceptation massive d’un régime dont le caractère détestable aurait dû sauter aux yeux des moins lucides. Sans doute y a-t-il un lien entre les deux et vaut-il la peine de regarder comment le terrain a été préparé avant 1933.
Les nazis eux-mêmes ont manifesté leur intérêt pour l’opéra wagnérien et pour la thématique nietzschéenne du surhomme. Nous pouvons comprendre les causes de cet intérêt, même si nous lisons Nietzsche autrement et si la lecture antisémite de l’Anneau du Nibelung, et même des Maîtres Chanteurs, est loin de s’imposer à l’habitué de Bayreuth. Dans la quête des origines du national-socialisme, on peut remonter plus avant dans le passé allemand et mettre en cause Fichte et Kleist, voire Hegel ou Kant. Autant découvrir que les nazis sont des Allemands, ce qui n’est pas une trouvaille très éclairante. Sans nier l’importance de la tradition allemande, loin de là, Jeffrey Herf s’intéresse à des sources plus immédiates : d’une part le mouvement intellectuel de la « révolution conservatrice », d’autre part, et plus généralement, le souvenir conservé de ce que l’on n’appelait pas encore la Première Guerre mondiale, dans lequel entre pour une large part la fascination pour la technique moderne.
Quand il est question de celle-ci, Français et Allemands ne tiennent pas le même discours, non que nous nous verrions en vainqueurs d’alors et les Allemands des années vingt en vaincus. De notre côté du Rhin, l’insistance est mise sur l’horreur de cette grande boucherie, ce massacre gigantesque et absurde, la première étape du suicide européen. Sa conséquence politique la plus claire aura été un profond pacifisme, dont la reculade de Munich puis le défaitisme de certains en 1940 auront été les manifestations les plus problématiques. De l’autre côté du Rhin, un sentiment répandu fut qu’il y avait moins eu défaite militaire que trahison de la nation par des politiques trop prompts à demander l’armistice. À cette thématique du « coup de poignard dans le dos » s’est ajoutée, chez beaucoup d’anciens combattants, la nostalgie d’une camaraderie virile dans les tranchées. Un certain nombre d’intellectuels de droite ont thématisé ces sentiments en opposant cette communauté (Gemeinschaft) idéale des soldats à la société (Gesellschaft) des démocraties anglaise et française. Cette opposition est associée à celle entre la Zivilisation héritée des Lumières et la Kultur qui serait proprement germanique.
La nostalgie « communautaire » des anciens combattants ne peut être dissociée de ce qui était la réalité quotidienne dans les tranchées de la Grande Guerre : leur « expérience du front » (le mot Fronterlebnis est de Jünger) était celle de la mort donnée et subie, sous les « orages d’acier » de la technique la plus moderne. Cette accoutumance à la violence allait de pair avec une fascination pour la modernité technologique qui en accroissait les effets. Ernst Jünger n’est pas le seul à s’être aventuré sur ce terrain et à célébrer ce en quoi il se plaisait à voir une « renaissance de la barbarie », avec ces « autres dieux qui ont été hissés sur le trône du jour : la puissance, Faust et le courage viril ». Sans doute est-il un des plus brillants. En vertu de son style magnifique, il plaît d’ailleurs beaucoup aux Français et un volume de la Pléiade lui est consacré alors qu’un Thomas Mann ne connaît pas cet honneur suprême dans notre pays.
L’influence d’un Jünger, comme des autres intellectuels de droite qui plaçaient leurs espoirs dans une « révolution conservatrice », n’aurait pas eu cette importance considérable si ne s’était opérée une fusion entre les thématiques qu’ils développaient et les sentiments profonds d’un grand nombre d’anciens combattants. Leur amertume se comprend d’autant mieux qu’à une défaite perçue comme imméritée a succédé la terrible inflation de 1923, qui a ruiné les classes moyennes et est restée le souvenir le plus marquant de ces années. À l’instar de Jünger, la plupart de ces intellectuels de droite n’ont pas adhéré au parti nazi, ou quand ils l’ont fait, comme Heidegger ou Carl Schmitt, ce ne fut que brièvement, avant de déchanter et de se réfugier dans leurs chères études, quitte à envoyer de douces piques contre la vulgarité des nazis casqués et bottés.
À quoi ont-ils cru, quand ils ont vu le parti national-socialiste s’approcher du pouvoir ? À une germanité romantique qu’ils opposaient au rationalisme libéral des Français et des Anglais, présenté aussi comme juif, étant entendu que le mot « juif » sert à nommer tout ce que l’on déclare détestable, aussi bien le capitalisme que le communisme, incarnés par les figures emblématiques de Rothschild et de Marx. On est donc opposé au capitalisme, parce qu’on le voit fondé sur une rationalité calculatrice. Cela devrait mener vers le socialisme, et cela y mène en un sens, mais pas le socialisme héritier de la Révolution française et des Lumières : le socialisme selon Spengler doit être prussien. Dans son Preussentum und Sozialismus (« Prussité et socialisme »), l’auteur du Déclin de l’Occident déclare la Prusse socialiste au même titre que l’Angleterre est capitaliste.
Refusant tout ce qu’évoque le mot Zivilisation pour une oreille germanophone, c’est-à-dire la raison éclairée, on se tourne vers une Kultur censée être le produit de l’âme allemande. Opposer ainsi l’âme à la raison, la germanité de toujours aux pernicieuses influences de la démocratie libérale, c’est se vouloir réactionnaire. Le paradoxe veut que les mêmes aient nourri une passion pour l’innovation technologique. C’est ce qui amène Jeffrey Herf à proposer la notion de « modernisme réactionnaire ». Jünger était ébloui par les « orages d’acier », Goebbels parlera d’un « romantisme d’acier ». En rendant un tel culte à la technologie, les intellectuels en quête d’une « révolution conservatrice » ont opéré la jonction avec le milieu des ingénieurs modernistes, ce qui explique l’écho qu’ont eu des thèses venues d’un romantisme conservateur, qui auraient pu rester dans le champ clos des débats intellectuels. Le modernisme réactionnaire peut aussi être lu comme une transposition politique de cette « expérience du front » qui associe violence, camaraderie virile et fascination pour la puissance de la machine moderne.
La modernité n’est pas un phénomène monolithique. Auquel de ses divers aspects est-on le plus sensible ? Ce peut être la forme politique démocratique issue de la Révolution française, et plus largement tout ce en quoi on peut voir une poursuite et un accomplissement du rationalisme des Lumières. Ce peut être les incontestables progrès dus à la démarche scientifique. Ce peut être la révolution industrielle avec la frénésie d’innovation technologique qui s’en est ensuivie. On peut estimer que tout cela va de pair ; on peut aussi juger que certaines des directions ainsi suivies – ou vantées – se contredisent. C’est ainsi que l’on peut contester le caractère démocratique de l’innovation technologique et en redouter les effets en termes de contrôle social voire d’abrutissement des masses populaires. Si l’on décèle une contradiction entre démocratie rationnelle et innovation technologique, que choisit-on ? Pour certains, ce sera la démocratie rationnelle plutôt que la technologie. Jeffrey Herf montre que, pour les « modernistes réactionnaires », ç’aura été la technologie contre la démocratie. Qu’il en aille ainsi, cela nous importe au plus haut point car nous n’en avons pas fini avec le « culte délirant rendu à la technologie ». Nous avons donc lieu de redouter, sinon une répétition à l’identique de ce qui s’est passé dans les années trente, du moins quelque chose qui s’y apparente et dont les votes nationalistes et réactionnaires dans nombre de pays pourraient être les prodromes. L’irrationalisme a cette beauté que ses contradictions ne l’encombrent pas : il compte sur la violence pour les résoudre.