Pour W. H. Auden, La Nuit des rois « fait partie des pièces déplaisantes de Shakespeare », le petit monde qu’elle représente « commence à sentir le faisandé ». Thomas Ostermeier la trempe dans l’acide. Pour lui une mise à jour s’imposait, opération qu’il avait déjà pratiquée avec talent sur un Hamlet enfoui dans la terre où gisait le cadavre paternel, bientôt suivi par un Mesure pour mesure et un Richard III tout aussi décapants. La traduction commandée par la Comédie-Française à Olivier Cadiot est sortie en librairie le 13 septembre. Ceux qui l’ont lue avant la première du 22 ont pu avoir la sensation d’une pièce écrite aujourd’hui, et deviner en partie la direction qu’elle prendrait.
William Shakespeare, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. Trad. de l’anglais par Olivier Cadiot. P.O.L. 204 p., 15 €
La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Comédie-Française. 28 septembre 2018 – 22 février 2019
Objectif principal d’Ostermeier : le genre, une construction sociale que le désir amoureux s’amuse à déconstruire, suscitant des désordres que Shakespeare explorait bien avant les anthropologues dans ses comédies à travesti. À entendre le directeur artistique de la Schaubühne, tout ce qui était au cœur du texte, et notamment la dimension homosexuelle de la pièce, a été refoulé jusqu’ici par les traducteurs [1] – Mnouchkine, Declan Donnellan et tous ceux qui ont monté ou traduit Twelfth Night ces dix dernières années apprécieront. Viola, rescapée d’un naufrage où a sans doute péri son jumeau Sebastian, se déguise en garçon pour s’introduire à la cour du duc Orsino sous le nom de Cesario, et s’éprend de lui. Orsino aime la comtesse Olivia qui le rejette, prétextant le deuil de son propre frère. Il lui envoie Cesario en ambassade, mais, au lieu d’entendre ses messages amoureux, elle est attirée par le messager. Un bouffon, Feste, navigue entre les deux demeures, berçant de ses chants la mélancolie d’Orsino, partageant chez Olivia les beuveries d’un groupe de fêtards. Cible préférée de leurs frasques : l’intendant puritain d’Olivia, Malvolio, à qui ils font croire que la comtesse est éprise de lui. Quant à Sebastian, il a survécu grâce à un officier de marine, Antonio, qui lui offre son amour et se met à son service.
Dans la pièce de Shakespeare, l’interdit est clairement affiché, les sentiments homophiles s’annoncent voués à l’échec. Viola pense que son costume masculin lui ferme tout espoir d’être aimée du duc, Antonio ne compte pas non plus être payé de retour. Il en va autrement sur la scène recouverte de sable blanc du Français, où rien n’est laissé à l’implicite. Toutes les combinaisons sexuelles sont représentées sauf l’inceste, seule l’étreinte finale des jumeaux reste chaste. Pas de zoophilie non plus, deux grands singes rappellent d’où nous venons tous, mais ils font partie du décor, personne ne s’attarde auprès d’eux. Les costumes s’arrêtent sous les fesses, ou au-dessus. Leur propos est transparent à défaut d’être esthétique, même si la plupart des corps sont assez beaux pour ne pas trop souffrir d’être mis à nu. Les protagonistes se déguisent et déguisent aux autres leurs sentiments, engagés dans une errance à la poursuite de leur véritable identité.
Les effets comiques de cette comédie sombre sont produits par la gestuelle des fêtards, elle aussi très explicite, plutôt que par le texte, dont les plaisanteries d’origine nous échappent souvent – sans parler de celles qui débordent sur la passerelle enjambant les fauteuils d’orchestre, guère visible au-delà du premier rang de corbeille. Leurs clowneries font beaucoup rire la salle, y compris le châtiment façon Guantanamo infligé à Malvolio dans une fosse d’aisance. La cruauté latente de l’œuvre de Shakespeare trouve son point d’orgue au dénouement, quand le décor s’effondre. La libération de Malvolio, la dernière chanson du bouffon Feste qui se termine par ces mots : « – espérons / Vous plaire tous les soirs », ont été coupées. Nous plaire n’est pas le but de l’opération. Les autres chansons qu’apprennent à l’école les petits Anglais, « O Mistress mine », « Come away, come away Death », sont remplacées par des airs mélancoliques de Monteverdi et ses contemporains italiens, derniers enchanteurs d’une Illyria illyrique.
Olivier Cadiot les a pourtant traduites, ces chansons. En revanche, il n’est pour rien dans les moqueries sur la rue à traverser et autres allusions au président jupitérien, des improvisations censées varier au gré de l’actualité politique. Sa collaboration avec le metteur en scène compte déjà plusieurs spectacles, ils ont chacun leur part dans les choix opérés. Ostermeier ne voulait pas du vers, dont les contraintes auraient entraîné une perte de sens. Si Cadiot a modernisé le texte en y glissant quelques expressions familières ou récentes, « un bon coach et un coup de gnôle », en suivant parfois à la lettre la syntaxe compacte de l’anglais, « Performance en progrès ? », Georgia Scalliet qui joue Viola renforce l’effet de familiarité en supprimant presque toujours le « ne » des expressions négatives. On se demande d’ailleurs ce que cette fraîche jeune fille trouve de séduisant au vieil excentrique morfondu qu’interprète en virtuose Denis Podalydès. Ostermeier ne se soucie pas trop des données du texte concernant ce duc « à la personne aussi noble que son nom » d’après les témoignages. Quant à la belle Olivia, autrement plus attirante que lui, jouée par Adeline d’Hermy, de virtuous maid elle est promue par la traduction en « femme d’un grand courage ». Le vœu au conditionnel de Viola, « O that I served that lady ! », passe à l’indicatif : « Je veux servir cette dame ».
Les libertés prises par le traducteur sont en soi légitimes. Shakespeare n’a jamais reculé devant les obscénités, les calembours, le parler vulgaire, les néologismes, à ce détail près qu’il les a créés plus souvent qu’imités, et si bien frappés qu’ils nourrissent encore la langue actuelle. Limpidité oblige, nombre d’expressions imagées, de termes recherchés, the babbling gossip of the air, pregnant enemy, thriftless sighs, your dormouse valour, a natural perspective, sont mis à plat. Mais parlons d’abord du sous-titre : Tout ce que vous voulez suggère une licence carnavalesque qui n’est pas tout à fait le sens de l’original, What You Will – autrement dit, un garçon, une fille, faites votre choix. Cela étant, on peut arguer que la licence est déjà suggérée par la référence à la nuit de l’Épiphanie, brève parenthèse de liberté qui autorisait les inversions de pouvoir et le travestissement. Les jumeaux apportent la solution du mariage à l’imbroglio qu’ils ont créé, laissant toutefois sur le tapis deux victimes, Antonio et Malvolio. Dans le tableau final d’Ostermeier, Antonio fait partie de la ronde amoureuse, Sebastian l’embrasse sur les lèvres avant de retourner dans les bras d’Olivia. Mais Malvolio le trouble-fête, joué par l’excellent Sébastien Pouderoux, n’a trouvé de place nulle part.
Les saillies burlesques sont devenues aujourd’hui si hermétiques qu’elles appellent de volumineuses notes de bas de page dans les éditions anglaises, et que les acteurs anglophones doivent faire comprendre par leurs mimiques qu’elles sont drôles. Le traducteur, s’il veut éviter les notes, n’a guère d’autre choix que de les réinventer. Déjà au XVIIIe siècle le docte George Steevens estimait vain de chercher le sens précis de cette boutade de Sir Toby Belch, le cousin d’Olivia : « My lady’s a Cathayan, Malvolio’s a Peg-a-Ramsey, and ‟Three merry men be we” », et le non moins docte Dr Johnson avouait ne pas comprendre grand-chose au dialogue des fêtards. Pour les successeurs de Steevens, Sir Toby est ivre, à moins que ce ne soit le copiste, il emploie simplement le mot Cathayan comme un reproche, ou bien il voulait dire Catalan. Sa réplique est sans conteste plus intelligible chez Cadiot : « Milady fait des chinoiseries ! Nous, on tire les ficelles. Et voici Malvolio, notre demeuré-à-demeure. [Il chante] C’est nous les gars de la marine. » Cependant le traducteur a baissé les bras devant « Castigliano vulgo », omis, de même que le jeu de mots sur caper, câpre/pas de danse, qu’il rattrape un peu plus loin par une « bourrée ».
Ivre ou pas, Sir Toby possède une large palette linguistique et une dose d’humour, sans atteindre la verve d’un Falstaff, mais ses mots d’esprit restent peu audibles dans le brouhaha ambiant. Ici l’orfèvre en la matière, la vedette, c’est Feste, qui vous retourne les phrases comme un gant de chevreau, car il jouit selon Ostermeier d’« une capacité, peut-être perdue aujourd’hui, d’utiliser le langage pour transformer le monde aux yeux de celui qui l’entend ». C’est aussi un fou instruit, qui emploie à bon escient des termes comme « dexterously », bizarrement transmogrifié en « Abracadabra ». Sa hâte à empocher une piécette, « I did impeticos thy gratility », est rendue par « In petto, Monsieur, pourboire in the pocket ! », moins créatif que le « j’ai bien enfouillé ta gratifiette » de l’édition de la Pléiade. Le nom de Sir Toby Belch, un rot d’ivrogne, devient Haut le Cœur et celui de son camarade de beuverie Sir Andrew Aguecheek, Gueule de Fièvre. Sir Topas, le faux prêtre venu rendre visite à Malvolio dans sa cellule, est converti en Monsieur Tapecul et joint le geste à la parole.
Les trouvailles de Cadiot ne manquent pas d’adresse, ainsi dans le jeu de mot d’Orsino sur « heart » et « hart », cœur/gibier, le cerf poursuivi par la meute de ses désirs déclare qu’il sert un cœur plus cher encore que le sien, celui d’Olivia. Le philosophe apocryphe Quinapalus produit tout naturellement « le grand Quinapalu ». La formule grammaticale du baiser est traduite avec une élégante concision : « un carré de lèvres qui dit non égale deux bouches qui disent oui. » Le plus difficile, bien sûr, c’est de rendre l’ineffable musicalité du texte, qu’Ostermeier confie aux compositeurs italiens, et la richesse en monosyllabes de l’anglais, que tant de traducteurs envient. « If music be the food of love, play on: / Give me excess of it » : l’ouverture dicte la note sensible, le rythme, et le développement du thème. Chance, perchance, hasard ou fortune, rendu ici par « miracle », tinte trois fois à l’entrée de Viola comme une alerte signalant son rôle à venir. « Embrasse-moi / Oh ma douce et tendre / — jeunesse n’attend pas » peine à égaler « Then come kiss me, sweet and twenty / Youth’s a stuff will not endure. » La poésie des élans amoureux se démarque si fort du prosaïsme dominant qu’elle s’imprime en italique : « On dirait le va-et-vient d’un souffle / Sur un carré de violettes / Il diffuse le parfum qu’il capture », tout comme les chansons de Feste qu’on n’entendra pas sur scène : « Déposez-moi / où aucun amant / en pleurs / Ne trouvera ma tombe. » Les protagonistes retrouvent le parler naturel et les caractères romains à mesure que leurs sentiments s’affirment.
Antoine Vitez le rappelait volontiers, les costumes d’éternité n’existent pas. Un vêtement de théâtre, si intemporel ou historique qu’il se veuille, reflète inévitablement la mode de son époque. Il suffit de regarder en photo les toges romaines des années 1970, par exemple, pour s’en convaincre. Comme les modes vestimentaires, les traductions vieillissent plus vite que leur original. Celle de Cadiot se « date » d’entrée par sa collaboration à un projet de mise en scène qu’elle sert efficacement. Lui survivra-t-elle, l’avenir le dira.