Michèle Audin concurrence l’état civil

À partir des cinq lignes de l’état civil de Clémence Janet, ouvrière en soie lyonnaise née en 1879 et morte en 1901, Michèle Audin compose un récit de vie dont la minceur n’est qu’apparente. Après Comme une rivière bleue, qui redonnait vie aux héros de la Commune, elle rend son histoire et son image à une femme oubliée.


Michèle Audin, Oublier Clémence. Gallimard, coll. « L’arbalète », 68 p., 10 €


De la vie de Clémence Janet, il ne semble rester que cette énumération de faits froids et lapidaires. Quelques mots et quelques dates qui disent avec distance une vie lyonnaise (elle dura 21 ans). Une mère couturière, un père tailleur de pierre, un mariage à l’âge de dix-sept ans, la naissance de deux enfants, un travail d’ouvrière en soie à la fin du XIXe siècle. Se saisissant de cette archive laconique, Michèle Audin écrit un récit bref et vivant, animé d’interrogations et d’hypothèses, où se dessine en filigrane la possibilité d’un roman qui libère l’acte d’état civil de sa seule fonction administrative et historique, et l’utilise comme une contrainte poétique et créatrice.

Oublier Clémence se déploie comme un jeu : un puzzle de mots qui s’assemblent et trouvent peu à peu leur cohérence et leur force de vie. Le dispositif est simple : l’acte d’état civil de Clémence Janet est reproduit en tête de chaque chapitre, en italique et en gris clair, comme effacé ; pour chaque chapitre, seul un mot ou une expression en noir se détache.  « Clémence Janet est née le 2 septembre 1879 à Tournus (Saône-et-Loire) » : Michèle Audin s’intéresse au prénom « Clémence » dans un premier chapitre, puis à son nom dans un deuxième, à l’expression « est née » dans un troisième, etc. Le mot inscrit à l’encre noire est ensuite déplié, avec douceur et prudence : « Le prénom Clémence n’a été donné que quatre fois, en 1879, à des fillettes nées dans le quartier lyonnais de Vaise. On préférait Jeanne, Claudine, Marie ou Joséphine. Pourquoi Clémence ? »

Michèle Audin, Oublier Clémence

Michèle Audin © Francesca Mantovani

Michèle Audin procède par questions sans réponse, invitant le lecteur à s’interroger et à rêver avec elle, autour des noms de personnes ou de lieux. Chaque nom de la famille est interrogé, analysé dans son contexte historique, ou laissé libre d’exprimer sa seule force poétique ou romanesque. Ainsi, à propos d’Antoine, le premier fils de Clémence, Michèle Audin écrit : « Antoine était un prénom bien plus courant que Clémence. […] C’était aussi le prénom du frère de Clémence. […] Clémence et son frère étaient très proches ». L’auteure dévoile une époque, une mode, mais aussi l’intensité des liens familiaux et d’une relation fraternelle.

Pour mieux s’évader, et déployer la vie de Clémence dans le temps, chiffres et dates sont associés aux mots. Et les opérations mathématiques, neutres et anodines, en apparence, suggèrent une émotion inattendue. Ainsi, lorsqu’elle évoque le décès de son premier enfant, Antoine, dont elle accouche alors qu’elle n’a que dix-sept ans : « (29 août 1897-14 septembre 1897) Si la soustraction est l’opération habituelle de l’état civil, c’est ici une addition qu’il faut faire pour déterminer le nombre de jours qu’a vécus cet enfant. Né le dimanche, baptisé le mardi, mort deux semaines après. » C’est en écrivaine, mais aussi en mathématicienne et en oulipienne, avec empathie et délicatesse, que Michèle Audin sort la vie de Clémence Janet de l’oubli. Enfin, on peut voir et imaginer une ouvrière oubliée, une femme effacée des mémoires familiale, historique et romanesque.

L’image fragmentaire de la vie de Clémence Janet traverse les temps, les espaces. Michèle Audin trouve des échos entre ce passé et le présent. Ainsi, lorsqu’elle évoque le travail de couturière de la mère de Clémence, et la pluralité d’expériences que le métier recouvrait alors : « Lingère, tailleuse, mais aussi giletière, culottière, corsetière… beaucoup de métiers différents, qui ont tous disparu depuis l’avènement du prêt-à-porter. Disparu, vraiment ? Il n’y a pas d’ouvrières qui cousent, fabriquent, en Asie, les vêtements que nous achetons ? »

Ces échos se propagent jusque dans la vie intime et personnelle de l’auteure. On devine alors, à la fin du récit, que le puzzle de mots administratifs, les fragments de cette vie ainsi rassemblés et dépliés dans leur dimension sociale, romanesque et poétique, sont une partie de ce « je » de l’écrivaine, qui surgit, ici et là, au présent, dans Oublier Clémence. On comprend que l’écriture entre 2011 et 2018 de cette « vie brève » s’est engagée lors du récit d’une autre vie : celle de son père, Maurice Audin. Ce court récit recouvre peu à peu une richesse de strates étonnante, de l’écriture de l’intime, à l’écriture des oublié(e)s de notre histoire et de notre société. On découvre une vie, on la déplie, on la recompose et on l’imagine en toute liberté, comme pour mieux s’en souvenir.

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