Les grands livres ne vieillissent pas, mais leurs traductions vieillissent. La traduction par Paul Ricœur des Ideen de Husserl, l’ouvrage fondateur de la phénoménologie, était élégante, mais souvent trop. La relecture de l’ouvrage dans une prose plus exacte mais rugueuse invite à nouveau à poser la question : que diable l’auteur des Recherches logiques était-il allé faire dans cette galère de l’idéalisme transcendantal ?
Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique. Trad. de l’allemand par Jean-François Lavigne. Gallimard, 752 p., 35 €
Lorsque Husserl rendit visite, en 1907 à Florence, à son maître Franz Brentano, il chercha à expliquer à ce dernier ses vues récentes, qu’il avait élaborées depuis la publication de ses Logische Untersuchungen de 1900. Mais Brentano demeura très sceptique, et écrivit à un ami que Husserl proposait des thèses « grotesques ». Lorsque, plusieurs années plus tard, en 1913, Husserl publia son livre majeur, Ideen zur einen reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, les membres du petit groupe de ses disciples qui s’était constitué autour de lui (notamment Alexander Pfänder, Max Scheler, Roman Ingarden, Adolf Reinach) trouvèrent tout aussi étonnant le tour récent de ses idées. Leur maître, qu’ils prenaient pour un réaliste, s’était transformé en un idéaliste transcendantal. « Le monde spatio-temporel tout entier, disait-il, est un être que l’esprit pose dans ses expériences, et qui n’est rien au-delà de celles-ci. » Mais ils auraient dû le voir venir. Dès 1907, dans L’idée de la phénoménologie, et en 1911, dans Philosophie als strenge Wissenschaft (La philosophie comme science rigoureuse), Husserl avait pris, notamment sous l’influence de Paul Natorp, un tournant kantien.
Pourquoi cette évolution avait-elle tant surpris ses amis ? Parce que les trois volumes des Recherches logiques de 1900 présentaient une conception foncièrement différente de la phénoménologie. À partir de la psychologie descriptive de Brentano, Husserl concevait celle-ci comme une analyse des essences, des propositions, significations, jugements et raisonnements, et des objets en général (substances, parties et tout, quantités, moments, qualités particulières ou « tropes »), mais aussi des entités mentales telles que perceptions, émotions ou intentions et volitions. Il ne s’agissait pas, pourtant, de fournir une métaphysique au sens traditionnel du terme, mais essentiellement de décrire, en termes modaux de possibilité et de nécessité, des objets du point de vue de leur forme (d’où le nom d’ontologie formelle qu’on donne souvent à cette analyse).
La surprise de ses disciples vient de ce que Husserl en 1913 annonçait que la phénoménologie requérait l’idéalisme transcendantal, selon lequel le monde est le corrélat de la conscience, mais aussi devait rompre avec toute psychologie ainsi qu’avec « l’attitude naturelle » en prenant la forme d’une théorie pure des contenus de conscience, sur la base d’une épochè ou mise entre parenthèses du monde, comparable, comme Husserl le dira plus tard dans les Méditations cartésiennes à la méthode du doute cartésien. Le résidu de cette mise entre parenthèses est la conscience pure et les contenus « immanents » à celle-ci (dans les Ideen I, 49, Husserl propose une expérience de pensée comparable à celle du « Malin Génie » : si le monde entier était détruit, la conscience seule resterait).
Husserl pourtant rejette l’idée que sa méthode implique un idéalisme au sens subjectif comme celui de Berkeley, ou une forme de solipsisme. La notion d’intentionnalité est supposée se tenir à distance de l’idéalisme classique comme du réalisme naïf. Il entend rester neutre, métaphysiquement parlant. Pourtant, toute sa conception du primat de la conscience, sa théorie de la perception comme projection de profils et d’apparences, ressemble à ce que l’on appelle traditionnellement du phénoménisme. Son idéalisme est, nous dit-il, essentiellement méthodologique. Husserl nous dit même que le monde ordinaire de l’attitude naturelle doit rester tel qu’il est. Mais si le monde n’est même pas comme chez Kant composé de choses en soi, ni, comme chez les empiristes, un postulat à la limite idéale des sensations, alors l’attitude naturelle elle-même reste ce qu’elle est, et la science ne peut jamais nous parler vraiment du monde. L’arche-Terre ne se meut pas.
Cette voie allait ouvrir un second tournant dans la phénoménologie, celui d’une description du monde de la vie, de la Lebenswelt [1]. C’est la voie qu’a suivie Heidegger, avec l’idée de la phénoménologie comme description des structures du Dasein. Mais Husserl lui-même, en dépit du fait qu’il écrivait dans les marges de son exemplaire de Sein und Zeit : « Tout ceci est la même chose que ce que je dis, mais dans un langage pseudo-profond », demeura fidèle à l’orientation cartésienne et épistémologique de sa pensée. L’une de ses idées de base est que l’on peut décrire des essences à partir des faits de conscience. Cela suppose un primat de l’intuition, et la thèse selon laquelle on peut être certain de tout ce qui est posé dans la sphère de l’ego pur. Cela suppose aussi une foi dans les pouvoirs de la raison, qu’il ne cessa d’affirmer jusqu’à son livre final, La crise des sciences européennes. Ce sont ces thèses – celle de l’existence d’un savoir certain, celle du pouvoir de la raison – que nos contemporains ont perdues. On ne croit plus aux essences, à la certitude et à la raison. Et pire, on a perdu, comme Husserl lui-même, le réalisme. La relecture des Ideen suggère la voie de la phénoménologie authentique : remonter au réalisme, aux essences, tout en gardant la certitude et la raison. Bref, revenir à Brentano.
Beaucoup de phénoménologues inspirés par Heidegger (en France, c’est la majorité) pensent qu’il n’y a pas de vraie rupture entre la période « réaliste » de 1900 et les Ideen de 1913. Ce n’est pas évident. Mais Husserl ne cessa jamais de s’intéresser à des thèmes tels que la perception, le jugement, les objets formels et logiques. Il y a dans les Ideen des analyses très intéressantes des attitudes « doxiques » (jugement, hypothèse, croyance, doute, certitude) qui constituent le fonds commun. On se demande aussi comment cette philosophie si foncièrement rationaliste a pu finir par se marier avec les effluves irrationalistes qui sortaient des huttes du Harz et des appartements du boulevard Saint-Germain dans les années 40 et 50 du siècle passé. Ils croyaient tous que les choses mêmes se trouvaient dans leurs cabanes.
La traduction de Jean-François Lavigne est un travail remarquable, de longue haleine. Elle est plus juste que celle de Ricœur, mais restitue la prose du maître dans un français quasiment plus rugueux que l‘original allemand. Le volume contient aussi de très importants appendices, qui éclairent le texte.
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Toute cette évolution a été très bien décrite par Claude Romano, dans Au cœur de la raison, la phénoménologie, Folio Gallimard, 2010, dans une prose étonnamment claire par rapport à ce à quoi les phénoménologues nous avaient habitués.