Disques (10)
Deux années après une admirable intégrale des concertos pour violon de Mozart, Isabelle Faust se lance, en compagnie du pianiste Alexander Melnikov, dans l’enregistrement des sonates pour violon et piano. Trois d’entre elles sont au programme du premier volume. Quatre autres ont été jouées à la Philharmonie de Paris le 19 octobre.
Wolfgang Amadeus Mozart, Sonatas for fortepiano & violin. Isabelle Faust, violon. Alexander Melnikov, pianoforte. Harmonia Mundi, 18 €
Depuis la parution de son interprétation du concerto de Mendelssohn, la discographie de la violoniste Isabelle Faust s’est enrichie de trois nouveaux disques, dont deux sont consacrés à Bach et à Schubert. Dans le troisième, elle enregistre, avec Alexander Melnikov au pianoforte, une sélection de trois sonates de Mozart. Le répertoire de ces deux fidèles partenaires musicaux semble sans limite. Il est possible de les entendre, avec une entente toujours parfaite, dans Weber, Schumann, Fauré, Franck, Chostakovitch… Notons en particulier leur exceptionnelle intégrale des sonates pour violon et piano de Beethoven, sur instruments modernes.
Isabelle Faust est la violoniste actuelle la plus intéressante. Elle partage avec les interprètes de sa trempe – je pense à Maria Callas, Claudio Arrau ou Nikolaus Harnoncourt – ce mélange de questionnement et d’assurance qui lui permet de bousculer les codes esthétiques établis sans pour autant brutaliser l’oreille. Par exemple, cette pratique des doubles cordes qui n’appartient qu’à elle témoigne d’une grande conscience harmonique, qu’on retrouve dans sa façon de jouer les voix intérieures dans les sonates qui occupent cette chronique. Ou encore, elle atteint une totale maîtrise du vibrato qui, puisqu’il est naturellement retenu, se trouve doté d’un immense pouvoir expressif lorsqu’il est libéré. Il s’agit d’une pratique héritée de l’époque baroque : d’abord faire sonner la note, ensuite l’agrémenter ou la faire vibrer si cela est nécessaire. Et Isabelle Faust, qui n’est pas à proprement parler une baroqueuse, sait faire sonner les notes ! De là vient l’autorité presque intimidante de son jeu. Le compositeur écrit les notes, le musicien les interprète. En faisant sonner les notes comme nul autre, Isabelle Faust place l’auditeur face au compositeur. C’est une démarche humble et intelligente. Pour les auditeurs, pour moi, l’expérience est extraordinaire.
L’Allegro con spirito de la sonate K. 306 que jouent Faust et Melnikov au début du disque a de telles allures de concerto grosso que l’auditeur qui les découvre a des raisons de se demander s’il n’aurait pas inséré par erreur un autre disque dans le lecteur. Mais, très vite, il se rassure et reconnaît la grande habitude qu’ont les deux interprètes de jouer ensemble. Le phrasé, les nuances, le toucher… : tout s’accorde pour faire de cette sonate une pièce portée par un élan commun, où chacun trouve sa place dans le son de l’autre, donnant à entendre une formation de chambre qui semble bien plus fournie. Il n’est pas banal de parvenir à fondre ainsi les timbres de deux instruments différents. L’effet est essentiel pour ces œuvres qui sont à la frontière de la sonate baroque (où le clavier domine et le violon l’accompagne) et des sonates postérieures (où les rôles s’inversent, même si le piano est rarement en reste…).
En habitués des interprétations historiques, les musiciens ont fait le choix d’instruments d’époque (violon monté avec des cordes en boyau et copie d’un pianoforte de 1795). L’unité sonore qui en résulte serait beaucoup moins évidente avec des instruments modernes. Et surtout, un tel choix s’inscrit dans la démarche interprétative globale des deux musiciens : ils prouvent par là aussi qu’ils se sont approprié la musique qu’ils jouent. Dans la magnifique sonate K. 304, les moments à l’unisson sont d’une force musicale et expressive qui frappe dès les premières notes. Par la suite, la violoniste et le pianofortiste développent leurs discours avec un souci constant d’accompagner ou d’être accompagné. La tonalité en mi mineur, les doubles cordes tenues au violon, les notes tragiquement répétées, les effets de nuances… : il se dégage de l’interprétation de ce premier mouvement un profond lyrisme qui sera encore présent dans le mouvement suivant. Du début à la fin, on savoure cette sonate et on en arrive finalement à la conclusion que peu importe le moyen utilisé, seul compte l’effet obtenu. Et les effets obtenus par Faust et Melnikov sont de ceux qui comptent !
La sonate K. 526 constitue pour ce disque une sorte d’aboutissement. Le Molto allegro est un mélange d’unissons, d’imitations et d’accompagnements. Les deux interprètes s’y répondent, échangent leurs rôles et se retrouvent avec une souplesse et une élégance qui font la réussite du premier mouvement. On peinerait, sans eux, à suivre une mélodie intelligible. Quant à l’andante de cette sonate, comment ne pas redire, après l’avoir écouté, ce qu’il est si commun de dire à propos des mouvements lents de Mozart, à savoir qu’ils sont les plus beaux ! À l’exception de deux passages très mélodiques, l’accompagnement prime et conduit dans l’extrême grave des instruments. Les rares montées vers l’aigu sonnent, sous les doigts des interprètes, comme de vaines interrogations et contribuent au caractère tourmenté de la composition. Quelle jubilation procure, dans le presto qui suit, le jet continu de croches au pianoforte, repris plus tard par le violon ! Sans troubler cette explosion de joie, un court mais magnifique passage en mineur vient à propos donner une touche inquiète à ces traits rapides.
Ce disque est annoncé comme le premier volume d’un ensemble dont rien d’autre n’est dévoilé pour l’instant. Mais un récent concert à la Philharmonie de Paris (le 19 octobre), à l’occasion duquel Faust et Melnikov ont interprété quatre autres sonates de Mozart, laisse présager une suite prometteuse des enregistrements. L’élégant adagio de la sonate K. 481 offre au pianofortiste l’occasion de bénéficier d’un accompagnement de choix au violon, tout en doubles cordes, avant que la violoniste n’expose sa propre mélodie plaintive. On espère le retrouver au disque, de même que la sonate K. 379, avec l’éloquente introduction harmonique de son adagio et la variation en pizzicati au violon qui accompagne une belle mélodie jouée par Melnikov avec, semble-t-il, un jeu de luth. Affaire à suivre, donc.