Qui prendrait aujourd’hui la pleine mesure de Fernand Deligny, de l’homme, mort en 1996, de son œuvre et de son action hors normes, comme tels tant de fois vilipendés et menacés d’oubli, si Sandra Alvarez de Toledo, aidée de quelques-uns (Bertrand Ogilvie notamment) n’avait pas fait pivoter sa maison d’édition autour de ce véritable monument d’audace et d’inventivité, d’amour et d’exigence, que sous-tendit un engagement politique sans faille ?
Fernand Deligny, Correspondance des Cévennes 1968-1996. Préface de Sandra Alvarez de Toledo. L’Arachnéen, 1 300 p., 45 €
Le « fonds » Deligny semble bien être inépuisable, source de réflexions stimulantes mais aussi déconcertantes et dérangeantes : ainsi de l’énorme volume, près de 1 900 pages, paru en 2007 et réédité en 2017, intitulé Œuvres, dont on découvre ou se rappelle, lisant la préface de cette nouvelle somme, cette Correspondance des Cévennes, qu’elles étaient incomplètes, ces œuvres, ouvrant à la lecture de cinq autres recueils de textes, autant d’écrits justifiant cette appréciation de l’éditrice et préfacière de cette correspondance qui parle pour sa part de « la démesure de l’activité d’écriture de Deligny à partir de 1968 », date de son installation dans les Cévennes et de la création d’un lieu informel, le « réseau de prise en charge d’enfants autistes ».
Qu’allait-il faire, cet homme du Nord, jusque-là tourné vers les adolescents plus ou moins délinquants, souvent promis à une vie derrière les barreaux, qu’allait-il faire dans ces terres du Sud, les Cévennes, terres des Camisards, protestants rebelles et parqués eux aussi, rejetés, victimes de la révocation de l’édit de Nantes et de ce fait massacrés pour une bonne part d’entre eux. Il allait s’isoler, protéger ces enfants pas seulement incompris mais le plus souvent rejetés, lui qui était hostile à toutes ces formes de rééducation qui visent toujours, explicitement ou non, à un retour vers l’horizon de la normalité, hostile radicalement et sans concession à toutes les modalités d’évaluation – le terme commence alors d’être à la mode pour être aujourd’hui dominant et ne plus connaître de limites.
Deligny va construire avec ces enfants silencieux, qualifiés, étiquetés autistes, des lieux, des territoires, des parcours dont il fait une cartographie savante, infusant, instillant à ces enfants ce qu’ils manifestent sans le savoir mais qui va constituer progressivement un sens donné à leur vie. Ce faisant, en les laissant explorer ce qui les construit comme êtres, il va ainsi et aussi en faire des acteurs non seulement de leur vie mais également des films qu’il réalise, Deligny témoignant en cela d’une autre de ses passions, de ses vocations, celle du cinéma, champ où il sera reconnu par les meilleurs, François Truffaut notamment avec qui il a une correspondance intense dans le cours de l’année 1968 – elle forme le premier chapitre de ce recueil.
Ces lettres regroupées par années, qu’accompagnent de minutieuses indications traitant des « partis pris éditoriaux » ainsi qu’un index des correspondants et des dates de leurs lettres, font ainsi l’objet d’un travail d’édition hors pair ; mais pour concerner le champ cinématographique représenté, outre Truffaut, par Chris Marker – producteur avec d’autres de deux films de Deligny devenus célèbres, Ce gamin-là et Le moindre geste – avec qui se construit un véritable lien d’amitié, on dirait presque de « copinage », ces missives témoignent, par l’identité des correspondants, des intérêts de Deligny pour tous les domaines de la culture. On peut ainsi distinguer, sinon classer, ces lettres selon la nature du domaine dans lequel chaque interlocuteur exerce mais aussi selon ce que les uns et les autres apportent à l’entreprise cévenole, qu’il s’agisse d’édition, de contacts avec l’extérieur, instances officielles voire gouvernementales susceptibles d’aider à résoudre ou surmonter les blocages et autres obstacles qui ne manquent pas dans ce que l’on peut appeler « l’éducation parallèle », et tout cela sans oublier les parents et autres familiers des enfants accueillis qui font l’objet de lettres pleines de tact, de réassurances et d’encouragements.
Mais il y a au moins deux domaines pour lesquels cette correspondance apporte des clarifications voire des rectifications importantes quant à ce qui a pu être colporté ou attribué s’agissant des positions de Deligny dans le champ philosophique et plus précisément à propos du marxisme et du communisme ; ainsi des lettres adressées à Louis Althusser entre l’été 1976 et le printemps 1977 mais plus encore de celles, nombreuses, échangées avec Franck Chaumont, alors jeune psychiatre et psychanalyste engagé dans la lutte politique aux côtés d’hommes tels que Lucien Bonnafé pour parer aux dérives que pouvait alors connaître le courant dit de la « psychiatrie institutionnelle » : la lecture de ces lettres-là, confrontée à ce qui se passe aujourd’hui dans le champ de la psychiatrie, témoigne de ce qu’il faut bien appeler un recul, voire une désolation en cette matière, aujourd’hui dominée par les courants inscrits dans la mouvance des neurosciences.
La réputation, mauvaise, est parvenue à accréditer l’idée d’un rejet de la psychanalyse par Deligny qui aurait été une sorte d’ignorant en la matière. Qu’il s’agisse de ses échanges avec Françoise Dolto ou avec Maud Mannoni – qui lui adressèrent des enfants en grande difficulté –, de ceux qu’il entretint avec Jacques Nassif ou Mario Cifali, tout démontre que, sans abandonner certaines de ses réticences ou réserves critiques, à propos du primat de la langue notamment – il est aussi question de ce point dans la correspondance avec Gilles Deleuze et avec Félix Guattari –, Deligny n’a cessé de témoigner de son intérêt pour le champ psychanalytique et particulièrement pour les avancées de Lacan dont il apparaît, contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit à ce sujet, qu’il l’a lu de très près.
Si l’on y inclut ces documents rares, photos, reproductions et notes explicatives, qui nous font souvenir qu’en ces années 1970 le combat sans concessions de Deligny s’inscrivait dans d’autres qui laissaient espérer un devenir moins « libéral », ce sont donc près de 1 500 pages qui témoignent d’une vivacité et d’un sens de la lutte des classes tel que les entendait Althusser. Ce volume nous parvient comme une encyclopédie qu’il faut lire comme telle, c’est-à-dire avoir toujours sous la main comme d’autres, relevant de cette catégorie que l’on appelle aussi des « usuels », autrement dit qui font plus que servir à quelque chose, qui sont indispensables ne serait-ce que pour y trouver ou retrouver un élan que l’on s’acharne, depuis certains sommets, à détruire.