Frédéric Lordon poursuit dans La condition anarchique le travail philosophique qu’il mène depuis une quinzaine d’années autour de la pensée de Spinoza, fournissant la matrice d’une critique renouvelée du monde tel qu’aujourd’hui il ne va pas, mais aussi d’une refondation théorique et pratique des pensées contemporaines dites de gauche. Une ambition à la fois démesurée et louable entoure cette entreprise et son auteur, même si le fond du propos ne convainc pas.
Frédéric Lordon, La condition anarchique. Seuil, 282 p., 20 €
En 1968, dans sa présentation de L’essence du christianisme de Feuerbach, Jean-Pierre Osier développe l’idée d’une alternative « ou Spinoza ou Feuerbach » qui est celle, radicale, séparant les « mirages prestigieux de l’herméneutique » de « la rigueur austère du procès théorique ». Dans ce texte essentiel, il est rappelé que Spinoza est d’abord l’inventeur d’une théorie de la lecture, qui invite à une vigilance des lecteurs, en même temps que s’échafaudent, en vertu des ambitions de l’époque, des passerelles théoriques entre le penseur d’Amsterdam et les théories politiques plus contemporaines dont Feuerbach était un représentant singulier. En forçant le trait, on pourrait se demander si, dans son dernier ouvrage, Frédéric Lordon ne confond pas les deux termes de l’alternative, rhabillant Feuerbach du vêtement de Spinoza. Sans forcer quoi que ce soit, on s’étonne que les réflexions aujourd’hui au moins cinquantenaires qui, telle celle d’Osier, cherchèrent à intégrer la pensée spinoziste dans une tradition intellectuelle critique et de gauche ne soient pas davantage convoquées dans La condition anarchique, dont l’ambition est pourtant bien similaire.
La condition anarchique. Affects et institutions de la valeur poursuit en effet le travail de longue haleine de l’auteur, travail d’actualisation de la pensée politique spinoziste pour saisir le monde contemporain. Après La société des affects. Pour un structuralisme des passions (2013), après Imperium. Structures et affects des corps politiques (2015) et d’autres ouvrages, Frédéric Lordon approfondit sa réflexion, offrant une nouvelle fenêtre sur le fond théorique de sa pensée et de ses engagements qui sont moins apparents peut-être pour un grand public qui le connaît surtout à travers ses engagements intellectuels et militants – économiste hétérodoxe membre des Économistes atterrés, plume acerbe et régulière du Monde diplomatique, tribun à l’impulsion de Nuit Debout, soutien de La France insoumise. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des intérêts de ce livre que de permettre de tâter le pouls du soubassement philosophique et théorique d’une gauche qui, dans les urnes et les médias, apparaît comme la plus contestataire, et incarne une opposition souvent qualifiée de radicale aux pensées majoritaires : avec peut-être Chantal Mouffe et quelques autres, Frédéric Lordon paraît aujourd’hui l’exemple type de « l’intellectuel de gauche » reconnu et influent auprès d’un large public comme des leaders politiques de cette même gauche. D’où les outrances ridicules dont le penseur et l’homme est si souvent victime, et le besoin d’une lecture la plus vigilante possible.
Le propos de La condition anarchique est de proposer une théorie de la valeur renouvelée à partir des prémisses des livres précédents : d’une société des affects découle une politique fondée sur les valeurs. L’anarchie dont il est question est alors le fond du problème, puisqu’il n’existe selon Lordon aucune valeur de la valeur : absence d’arkhé, c’est-à-dire de principe premier ou de fondement à la valeur, qui conduit au constat « d’un monde privé du fondement absolu auquel raccrocher ses valeurs sociales ». L’ambition du livre, affichée dans un sous-titre qui selon la coutume de l’auteur brille par son hybris philosophique, est alors de fournir cette théorie de la valeur permettant de retrouver un « sol de substitution » qui ouvrira à nouveau la possibilité théorique du jugement, et par suite la possibilité (la nécessité ?) pratique de l’action. Cette ambition prend pied dans un paysage théorique dont on a dit l’oubli de certains aînés pourtant essentiels : au-delà de l’absence des premiers essais de dialogue entre Spinoza et les traditions socialistes, on s’étonne fortement de l’éloquente absence de Max Weber sur la question de la valeur, à qui sont préférés Durkheim et Bourdieu pour rester confiné à la sociologie – sans parler du récent ouvrage consacré au même sujet par Nathalie Heinich. La condition anarchique fonde sa démonstration d’une théorie de la valeur sur une lecture souvent cavalière de la philosophie moderne (Spinoza et Pascal au premier chef), assortie de références aux commentaires récents d’une école spinoziste française dans laquelle l’auteur privilégie les hommages à Laurent Bove ou Alexandre Matheron.
La familiarité évidente de Lordon avec la pensée de Spinoza n’empêche guère de rester perplexe face à l’essentiel du livre, tant sur le fond que sur la forme qui, ici plus qu’ailleurs, paraissent solidaires d’une impression générale fort trouble. D’abord pour des questions formelles ayant trait à ce qu’il faut bien qualifier de « style Lordon », plus efficace et convainquant dans des articles ou des allocutions militantes que dans un essai dont la vocation de refondation théorique impose plus de clarté : accumulation de futurs simples prophétiques (« Nous demeurerons donc dans la valeur et ses affects […] Et nous y accommoderons l’idée de la condition anarchique comme nous pourrons », parmi d’innombrables exemples), redondance des affirmations bien souvent suspectes d’être péremptoires (« L’ordre politique est donc ipso facto un ordre axiologique : il est une institution de la valeur »), usage débridé d’un jargon philosophique dont la nécessité n’est pas toujours apparente, etc. La pensée de Lordon est violente, pratique un coup de force permanent dont le style est un reflet fidèle. Ce ne serait pas un problème si elle ne plongeait son lecteur dans le doute devant certains raisonnements dont on ne parvient pas toujours à saisir la cohérence : ainsi d’un État dont, page 26, on apprend que la genèse ne peut être que conceptuelle et non historique, alors que, page 204, on peut lire que le « système bancaire axiologique a une histoire » à laquelle semble suspendu l’État comme toute institution. N’a-t-on rien compris ou s’agit-il d’une véritable contradiction logique ? Les deux explications étant différemment mais également problématiques…
Dans cette pensée, la vigilance du lecteur s’élève au carré : vigilance envers un auteur caricaturé mais peut-être aussi caricatural, vigilance contre soi-même face à une langue et une pensée qui démunissent. Dans le détail, elles démunissent par certaines démarches où se mêlent la biographie de Spinoza et sa pensée du conatus (« Il était donc dans l’ordre des choses que le conatus du philosophe Spinoza conduisît à une philosophie du conatus comme opiniâtreté, comme persévérance affirmative, ainsi que l’a montré Laurent Bove »), par certains développements qu’on peine à qualifier autrement que d’élucubrations, comme ces longues lignes consacrées à imaginer ce que Spinoza aurait bien pu penser d’une société sacrifiant des enfants, ou par certains paragraphes qui auraient toute leur place chez Berkeley, jamais cité dans l’ouvrage. Pour une vue d’ensemble, elles démunissent tout autant en paraissant mettre Spinoza cul par-dessus tête : la théorie de la valeur de Lordon se fonde prioritairement sur un livre III de l’Éthique consacré effectivement aux affects. Le problème, peu apparent dans La condition anarchique, est qu’elle se fonde chez le philosophe amstellodamois sur une théorie de l’être (la fameuse « ontologie immanente » du livre I) suivie d’une théorie de la connaissance (le livre II). On n’aura pas ici la prétention d’enclore Spinoza dans une interprétation univoque, mais il paraît problématique de retourner le cheminement spinoziste en l’entamant par les affects pour l’achever d’ailleurs en partie sur l’ontologie, dans un mouvement tortueux fasciné malgré lui par cette question de l’être qu’on cherche à évacuer sans y parvenir : « Ne pas savoir ce qu’il en est de ce qui est : la plaie vive ». Corollairement à un style enchaînant l’assertorique et le déictique, le propos semble ne jamais dépasser cette inquiétude de l’être à laquelle il revient sans cesse, soulignant des écueils possibles à l’ouvrage.
L’inversion de la logique spinoziste ouvre en effet la possibilité théorique d’un vrai conservatisme, surtout dans le vague de certaines notions qui font de cette ontologie avançant masquée un personnage philosophique peu amène. De ce point de vue, la volonté de Lordon de s’émanciper de la figure de Marx en penseur de gauche paraît manquer son but, moins parce que la critique qu’il entreprend de la théorie marxienne de la valeur est peu convaincante, que parce que l’auteur trouverait chez certains marxistes la matière à une ontologie mieux articulée, notamment chez Lukács et Korsch. Le rôle de l’histoire est ainsi par endroits passé par pertes et profits, malgré la référence fréquente à Castoriadis qui avait pu mettre en œuvre une critique de Marx non suspecte d’un quelconque potentiel réactionnaire : l’histoire est ainsi évacuée de cette théorie de la valeur en ce qui concerne la genèse conceptuelle de l’État avant de revenir par la fenêtre pour se contenter du rôle aléatoire d’évaluation des valeurs que lui confie d’habitude l’adage (« Comme toujours, c’est l’histoire qui tranchera, et donnera par là une indication du degré de puissance de ce corps collectif : à la voie qu’il aura prise, on mesurera ce qu’il pouvait »). Sans que ce soit la volonté de son auteur, La condition anarchique offre alors la possibilité d’une réaction assez effrayante : fatalisme (an)historique, indétermination conceptuelle suffisante pour plonger un peu dans cette nuit où toutes les vaches sont grises, sur fond de révision aussi peu convaincante qu’inquiétante des traditions critiques dites hâtivement « de gauche » ou révolutionnaires. Ou même des traditions philosophiques dans un sens plus général : ainsi du passage consacré à l’« œuvre », qui ne conçoit d’abord celle-ci que comme artistique et esthétique, obligeant le lecteur sourcilleux à regretter qu’il ne soit fait mention ni d’Arendt ni de Dewey, pour ne citer que deux des philosophes qui auraient pu éviter de tels cloisonnements.
On aura compris que, philosophiquement, ce dernier opus de Frédéric Lordon semble très critiquable à bien des égards. À sa manière et par la notoriété intellectuelle, médiatique et politique de son auteur, il ouvre une possibilité de critique de la pensée affiliée à la gauche institutionnelle en quête de refondation théorique de ses idées comme de ses actions, en permettant notamment d’en mieux délimiter la prétendue radicalité, ici fort peu probante. Cette pensée, qui a le double mérite – immense – de toucher un public élargi et de se risquer en toute honnêteté et rigueur à une tentative d’actualisation philosophique politique dont nul ne peut plus nier l’urgence, doit ainsi être lue à la lumière d’un contexte qui fait beaucoup de son intérêt et dans lequel Lordon, avec d’autres, permet à chacun de se positionner. Si bien que, le livre fermé, le sentiment de confusion qui s’en dégage invite moins à la méditation qu’à la lutte et au combat, dimension agonistique constante chez l’auteur de La condition anarchique qu’il permet de retourner contre lui-même, pour inviter à cette tâche de pensée engagée dont Frédéric Lordon se fait le promoteur, par rejet ou par adhésion au personnage et au penseur, selon les inclinations de chacun. C’est là une réussite que peu parviennent à concrétiser, et l’on se félicite de voir un penseur se livrer à plein à ce sport de combat où les coups ne lui sont pas épargnés, et l’on souhaite pouvoir le critiquer encore longtemps.