Les pantoufles de Lord Byron

En Grande-Bretagne, l’écrivain voyageur Patrick Leigh Fermor (1915-2011) est une légende, un homme qui semble avoir mené l’existence pleine d’aventures, de plaisir et d’écriture dont beaucoup rêvent. Le British Museum lui a d’ailleurs consacré une exposition en 2018 sous le titre de Charmed Lives.


Patrick Leigh Fermor, Mani. Voyages dans le sud du Péloponnèse. Trad. de l’anglais par Marc Montfort. Bartillat, 438 p., 22 €

Roumeli. Voyages en Grèce du Nord. Trad. de l’anglais par Lucien d’Azay, à paraître chez le  même éditeur à l’automne 2019


À dix-huit ans, après avoir désespéré des parents attentifs en se faisant exclure de toutes les écoles et en ratant l’examen qui lui aurait ouvert une carrière militaire, Leigh Fermor décida de prendre la route et de traverser l’Europe à pied (un peu aussi à cheval et en train). Il partit de Rotterdam avec deux recueils de poésie dans son sac à dos, et prit la direction de Constantinople (c’est ainsi qu’il appelle toujours Istanbul). Ses étapes lui étaient dictées par la fantaisie et la nécessité d’atteindre des lieux où ses lettres d’introduction lui assuraient gîte et couvert ainsi que la possibilité de récupérer les pounds que lui envoyait chaque mois sa famille. Au cours de ce périple, il prit des notes : on était en 1933. Un an plus tard, il était parvenu sur les rives du Bosphore. Il s’attarda ensuite en Grèce, puis en Roumanie, et lors de la déclaration de guerre rentra au pays. Bien plus tard, il tira trois livres de ce voyage : Le temps des offrandes, paru en 1977, Entre fleuve et forêt, en 1986, La route interrompue, en 2013 [1]. Des ouvrages que sa capacité de fascination et d’enthousiasme et son talent de conteur ont rendus classiques.

En 1944, il devint membre du SOE (Special Operations Executive) qui aidait les résistants – s’ils n’étaient pas trop communistes – à combattre l’occupant et se retrouva en Crète aux côtés des partisans. Avec eux, il enleva un général allemand et traversa l’île à pied pour remettre celui-ci aux forces alliées venues du Caire. Il raconta cette opération, éclatante mais stratégiquement inutile, dans des pages qu’il écrivit dans les années 1960 et qui ne furent publiées qu’après sa mort  (Enlever un général, 2014).

Patrick Leigh Fermor, Mani. Voyages dans le sud du Péloponnèse

Bureau de Patrick Leigh Fermor en 2009 © Rodolph de Salis

Il se fit connaître avec son premier ouvrage, un récit de voyage dans les Caraïbes (1950), qui fut suivi de pas mal d’autres. Il travailla un peu à Hollywood (comme scénariste avec Romain Gary pour Les racines du ciel de John Huston) et vécut le reste de son existence à moitié en Angleterre, à moitié en Grèce – le pays dont il était tombé amoureux lors de ses pérégrinations d’avant-guerre. Avec Joan, sa compagne puis son épouse, il s’était fait construire une maison à Kardamily dans le sud du Péloponnèse où il recevait ses nombreux invités (Nikos Ghikas, Lawrence Durrell, Stephen Spender, John Betjeman, Georges Séféris, Bruce Chatwin…). C’est cette vie au milieu des oliviers et des cyprès entre personnes de belle imagination qu’illustrait l’exposition du British Museum.

Les deux ouvrages des éditions Bartillat, Mani et Roumeli, publiés en anglais en 1958 et 1966 [2], ne parlent pas de ces séjours enchantés à Kardamily mais des différents voyages que « Paddy » et Joan firent dans les années 1950 à travers des régions alors assez peu explorées de la Grèce, le Magne (le « doigt » central du Péloponnèse au sud de leur maison) et la Roumeli (des terres au sud de la Roumanie qui vont du Bosphore à l’Adriatique et de la Macédoine au golfe de Corinthe, ici désignées par un terme turc inusité aujourd’hui).

Manière et contenu de ces deux ouvrages sont bien leigh-fermoriens, c’est-à-dire emportés et enchanteurs. La passion qui les anime, pour idiosyncratique qu’elle soit, est cependant propre à beaucoup de voyageurs en Grèce grisés par un romantisme hellénique qui leur fait retrouver toute l’histoire et les légendes méditerranéennes dans les morceaux de terre et de mer qu’ils visitent. Ainsi Leigh Fermor affirme-t-il que « beaucoup de choses en Grèce sont restées les mêmes depuis le temps de l’Odyssée ». Hospitalité, silhouettes, paysages… Et jusqu’aux animaux, puisqu’une petite chouette « de Pallas Athéna » qu’il voit voler un soir vers les branches d’un figuier s’y pose « dans l’exacte posture » de la drachme antique. Et si ce n’est l’antiquité classique qu’il discerne en toute occasion, ce sont les temps byzantins comme, par exemple, dans des visages aperçus qu’il croit sortis de « l’univers fiévreux et fébrile qui nous fixe sur les  murs de Sainte Sophie et de Ravenne ».

Patrick Leigh Fermor, Mani. Voyages dans le sud du Péloponnèse

George Doundoukalis et Patrick Leigh Fermor en Crète, en 1943

Mais, en un sens, pour Leigh Fermor, la Grèce est le lieu de toutes les particularités, marqué par les innombrables « traces ataviques des siècles », « une  boîte de Pandore […] pleine de choses incroyables et d’exceptions à toutes les règles » dont il fait ses délices et qui lui suggère d’époustouflants catalogues, comme celui des groupes humains innombrables qui s’y seraient installés et qu’il déroule sur deux pages dans un grand moment d’ivresse :

« Bekrasi disséminés, Rufayan, derviches Mevlévi de la tour des Vents, Liaps de Soùli, Pomaques du Rhodope, Kizilbaschi des environs de Kechro, hommes qui marchent sur le feu de Mavrolevki, Lazi des rives pontiques, Linovamvaki (musulmans crypto-juifs de Salonique et de Smyrne), slavophones de Macédoine du Nord, Coutzo-Valaques de Samarina et de Métzovo, Chams de Thesprotie, Souliotes dispersés en Roumélie et dans l’Heptanèse, Albanais d’Argolide et d’Attique, mendiants kravarites d’Étolie, guérisseurs errants d’Eurytanie, Bounariotes brandisseurs de phallus de Tyrnavos… »

Bref, tout enchante Leigh Fermor, autant les données historiques et géographiques « réelles », les pérégrinations elles-mêmes, que ses propres envolées imaginaires. « Comme il  est agréable et merveilleux », avoue-t-il au détour d’un paragraphe, « de sortir du strict labyrinthe des faits pour se retrouver sur les hauteurs baignées par l’aube des suppositions. »  Mani et Rouméli assurent ainsi de longues et fabuleuses « baignades » sur des sujets aussi divers que l’origine des centaures, les couvre-chefs des dignitaires de la cour des hospodars et, dans le cas de Roumeli, les pantoufles de Lord Byron que Leigh Fermor, agissant en 1954 comme intermédiaire de la baronne Wentworth, arrière-petite-fille du poète, tenta sans succès d’acheter à leur « propriétaire » missalonghien.

Eh oui, c’était bien le pied droit de Byron qui était déformé.


  1. Ces trois livres ont été publiés sous le titre Dans la nuit et le vent en 2014 par les éditions belges Nevicata.
  2. La première parution en français de Mani date de 1999.

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