Œuvre d’une sociologue, d’un juriste et d’un économiste, Une autre voie est possible présente un bilan synthétique des politiques économiques des dix dernières années. Allant beaucoup plus loin que cet état des lieux, l’ouvrage propose un ensemble de mesures détaillées reposant sur la nécessité de « renouer avec Keynes et Beveridge ». Proches du candidat Hamon, et à présent d’Europe Écologie Les Verts, Dominique Méda et ses coauteurs livrent ainsi un panorama aux accents de programme.
Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible. Flammarion, 368 p., 21 €
Avec quelque cruauté, un personnage de Balzac disait à ces ultraroyalistes des années 1830 : « Vous étiez un parti, vous voilà une opinion. » La gauche de 2018 en est là. Elle est une conviction parmi d’autres, vénérable peut-être, mais sans puissance à l’heure des défaites ou difficultés des formations radicales, de Syriza à Podemos, et de la faillite historique des sociaux-démocrates. En parallèle se profile l’accession au pouvoir simultanée des extrêmes droites. La formule « Il est 1933 moins cinq » commence à prendre de la consistance. Face à cela, plusieurs solutions s’offrent. Soit diverses formes de raidissement : populismes de gauche, renouveaux utopiques et révolutionnaires. Soit le réformisme. Choisie par les auteurs, Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, cette option mérite d’être étudiée en raison de sa dimension profondément contre-intuitive. En effet, associer aujourd’hui le terme « réforme » à celui de « gauche » n’a rien d’évident. Pas la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection, mais pas loin. De fait, après plus de vingt ans de réformes « structurelles » ou « nécessaires », la notion évoque tout sauf la justice sociale. En quelques décennies, le mot « réforme » a été gobé par la phraséologie néolibérale. Et pourtant ! Alors que le réflexe serait de se radicaliser à hauteur de la situation, Une autre voie est possible propose des mesures techniques, étatistes et keynésiennes. Des « alternatives raisonnables » ?
L’identification de cette autre « voie » passe d’abord par un diagnostic des politiques économiques entreprises depuis la crise de 2008. Deux éléments émergent : creusement des inégalités et stabilisation d’un taux de chômage haut. Comment comprendre un tel échec ? Le quinquennat Hollande a amplifié le raisonnement (connu) selon lequel les entreprises n’embauchent pas en raison d’un coût trop élevé du travail. D’où, depuis le maintenant lointain Balladur en 1993, des dispositifs d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires. Le précédent quinquennat renforce cette politique en l’étendant jusqu’à des salaires loin du SMIC (jusqu’à 3,5 fois supérieurs). C’est le fameux Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Il coûtera 40 milliards d’euros en 2019. Visant à relancer la croissance et à réduire le chômage, ce dispositif a essentiellement amélioré le taux de marge des entreprises. Formulé plus prosaïquement : elles ont gagné de l’argent sans être contraintes d’embaucher ou d’investir. Trente ans de baisse des cotisations sociales, et un chômage stabilisé à 9,1 % en 2018, sans être descendu sous les 8 % depuis plus de quinze ans. Notons au passage que la nouvelle majorité vient il y a quelques jours de transformer le CICE en baisse pérenne des cotisations sociales. « Échouer, échouer encore, échouer mieux » ? La France, pays des économistes beckettiens.
Ce bilan s’étoffe d’une approche pluridisciplinaire. Soucieux d’une analyse globale, les auteurs rappellent avec sobriété les récentes modifications du cadre juridique : « La primauté de l’accord d’entreprise, consacrée par les ordonnances Travail, encourage les entreprises à se concurrencer par les règles sociales, plutôt que par la qualité et l’innovation. » 87 % des embauches se font aujourd’hui en CDD… dont 75 % en réembauche. D’où la création « de véritables carrières de précarité ». Du reste, Une autre voie est possible ne se limite pas à cette approche comptable mais porte aussi sur la réalité du travail et sur sa perception par les salariés : « Dans l’enquête que la CFDT a consacrée au travail en 2017, 40 % des ouvriers et employés interrogés déclarent ainsi que ‘’le travail délabre’’. »
Quant à la réduction des inégalités : 10 % des Français gagnent 10 fois plus que les 10 % les plus pauvres. Et 1 % des Français détiennent 17 % des richesses. Sans s’arrêter à ce constat, les auteurs restituent les dynamiques à l’œuvre. Ainsi, la suppression de l’ISF par le gouvernement Philippe il y a un an entrainera selon l’Observatoire français des conjonctures économiques une baisse de 3,2 milliards d’euros d’imposition pour les propriétaires de biens mobiliers. Ici aussi, le propos ne tombe pas dans un économisme réducteur, et rappelle que ces inégalités sont doublées et complexifiées par les inégalités salariales entre hommes et femmes autant qu’entre descendants d’immigrés et autres, ainsi que celles proprement territoriales. Claire et utile, fondée sur des articles universitaires ou des notes émanant des services de l’État, cette première partie peut aussi se lire comme un bréviaire des souffrances du pays.
Face à cela, les auteurs refusent de « jeter par-dessus bord protection sociale et droit du travail pour permettre aux entreprises de sortir gagnantes de la compétition mondiale ». D’où l’élaboration dans la seconde partie d’un certain nombre de propositions, parfois d’une grande précision. Sans rentrer dans le détail, distinguons entre les réformes applicables à l’échelle nationale et celles concernant l’échelon européen.
Les premières visent avant tout à humaniser le fonctionnement des entreprises à l’heure de la précarité et des nouvelles techniques de management. D’où l’idée, par exemple, d’un bonus-malus reposant sur la modulation des cotisations sociales des entreprises en fonction de leur embauche de CDI plutôt que de CDD. De même, il est du plus pur bon sens de vouloir « installer dans les entreprises un logiciel de comparaison entre femmes et hommes, avec rendu public des résultats et obligation de rattrapage sous trois ans en cas d’écart injustifié ». De manière plus structurelle, les auteurs proposent de passer de la notion de « subordination » à celle de « contrôle » dans le droit du travail. Il s’agit surtout d’un rééquilibrage intégrant les nouvelles organisations du travail. Ainsi, un autoentrepreneur n’est pas juridiquement subordonné aux clients auxquels il vend ses services. Pourtant, le contrôle existe, les autoentrepreneurs n’ayant souvent qu’un seul client, leur patron dans les faits. Introduire dans le droit la notion de contrôle permettrait donc aux entreprises de ne pas se défausser de leurs responsabilités sociales. Une telle modification aurait évidemment un fort impact sur les salariés « ubérisés » : définir une rémunération horaire minimale, voire la garantie d’un nombre d’heures minimal. Orientation réformiste typique : on ne peut pas faire comme si Uber n’existait pas, aménageons donc en réduisant l’impact des effets de cette nouvelle « organisation » du travail. Même stratégie pour contrer la dilution des responsabilités induite par la sous-traitance : « le salarié d’un centre d’appel en état de cessation de paiements pourra réclamer ses indemnités de licenciement à la société mère ou au fournisseur ». Voyons là du réalisme. Dans les grandes lignes macroéconomiques, c’est une orientation de relance et d’investissement qui est mise en avant.
Mais d’autres propositions s’avèrent plus timorées. Notamment celles concernant la « codécision » en entreprise : « le nombre de salariés administrateurs pourrait être fixé, dans un premier temps, à un tiers des membres du conseil d’administration de l’entreprise avec pour horizon, à cinq ans et après évaluation du dispositif, de passer à 50 % ». Ceci se doublant de l’instauration d’espaces de paroles en entreprise, « en dehors de toute organisation hiérarchique », distincts aussi des institutions représentatives du personnel. On a là des mesures assez classiques, le terme de « codécision » n’étant pas clairement dissociable de celui de la cogestion d’entreprise pratiquée par l’Allemagne depuis longtemps. Mais rien ne dit qu’elles pourraient susciter une réelle appropriation de l’organisation et des conditions de travail. Par ailleurs, on reste ici dans le cadre de l’entreprise classique. Rien sur les coopératives, les Scop, les reprises d’usines… Et un silence éloquent sur les nationalisations (notamment du secteur bancaire). Une autre voie est possible, donc, mais pas trop « autre » quand même ! On mesure la distance avec les thèses autogestionnaires de la CFDT ou autre PSU des années 1970 et 1980. Elles se révélaient autrement plus créatives dans leur projet d’implication du salariat dans les affaires. Le réformisme n’est plus ce qu’il était…
De fait, l’appel à « changer de voie » semble un peu mince face aux enjeux évoqués par les auteurs eux-mêmes. Cet étrange déséquilibre trouve peut-être sa source dans l’importance donnée par les auteurs à l’idéologie. Ils affirment ainsi : « L’idéologie a beaucoup compté dans l’échec des politiques de ces trente dernières années. » Les intérêts économiques, l’extension du pouvoir du capital ? Rien de tout cela ! La grande fautive serait la victoire des idées néolibérales. On se demande comment ces dernières auraient pu triompher si elles n’avaient pas bénéficié d’une solide assise matérielle. Bref, si elles ne profitaient pas, un tant soit peu, à certaines forces sociales. Dit autrement, ces chercheurs projettent leurs propositions dans un monde vide de rapports de force et de conflits sociaux.
Ce refus de prendre en compte le durcissement des antagonismes devient flagrant quand on en vient aux pages sur l’Europe. Ainsi, afin d’entraver le dumping social, les auteurs suggèrent une baisse de la TVA en Allemagne et en Hollande. Il s’agit de stimuler la consommation interne, et donc les importations, « et par là, la demande extérieure des pays partenaires ». Couplée à une hausse des cotisations sociales des entreprises, cette mesure « accroîtrait la compétitivité des autres pays de la zone euro ». En d’autres termes, imposer aux pays européens les plus en pointe dans la compétition internationale… de se tirer une balle dans le pied. La plupart des économistes pro-européens favorables à des politiques de relance ont fait le même constat. Mais quel gouvernement allemand ou hollandais accepterait de telles réformes ? Sans parler des opinions publiques. De même, il est dit que l’Europe constitue « certainement le cadre optimal pour déployer des politiques de cohésion sociale et de sécurité écologique ». Sur le papier, « certainement ». Mais on doute de l’intérêt du PPE actuellement dominant pour « la sécurité écologique ». On sent que les auteurs eux-mêmes doutent. Ils passent ainsi insensiblement de la mesure technique à l’incantation : « Il nous faut une ‘’Europe-puissance’’, une Europe qui soit une zone de haute qualité démocratique, sociale et écologique. » Le glissement continue avec l’adoption du conditionnel, souvent mauvais signe : « on pourrait concevoir un budget européen élevé (10 % du PIB européen) ». Certes ! Aux alentours de 1,2 %, il est déjà jugé trop haut par une partie des gouvernants européens.
Mais le point d’orgue est atteint avec l’appel à « un véritable espace public européen ». À ce moment précis de la lecture, on se demande où l’on a déjà entendu ce type de formule. Où, sinon dans cette rhétorique à la fois superbe et mille fois maniée par les partis sociaux-démocrates. Ceux-là mêmes dont l’échec a été reconnu et disséqué pendant la première partie de l’ouvrage… Alors, pour en revenir à Beckett : Fin de partie ou Cap ou pire ? Plus profondément, quid des institutions de l’UE, Commission européenne et BCE en tête, lieux de l’hostilité la plus résolue aux politiques soutenues par les auteurs ? Ceux-ci proposent de les réformer. Notamment en changeant les statuts de la BCE afin d’en faire « un prêteur en dernier ressort et [un] assureur de la dette publique ». Or cette indépendance de la Banque centrale est capitale tant pour les Allemands que pour les Autrichiens et les pays du Nord-Est… On lira donc avec profit les mésaventures de Yannis Varoufakis. Ses revendications ne portaient pas sur le dixième de ce qui est proposé ici. Et il fut humilié de la manière que l’on sait. Il est aujourd’hui impossible d’agir ou même de penser comme si rien ne s’était passé en 2015. Bien entendu, on ne peut pas attendre autre chose des auteurs que des pistes techniques. Malheureusement, ils font l’économie des rapports de force et des équilibres politiques à un tel degré que cela finit par entacher d’irréalisme le fond même de leur propos, tout élégant qu’il soit. D’où l’impression très étrange d’un programme à la fois pas assez et trop mesuré, si raisonnable qu’il en devient impraticable.