À force de répéter que La Lettre de Lord Chandos (1902), ce texte fondateur d’une modernité littéraire qui place la langue elle-même au cœur de sa réflexion, serait aussi le chant du cygne du jeune Hofmannsthal, le « Rimbaud viennois », poète sublime et profond, auteur d’une éblouissante série de morceaux d’anthologie, on finirait par oublier que cette Lettre ouvre un nouveau cycle de chefs-d’œuvre en prose. Dans ces textes de la première décennie du XXe siècle, Hofmannsthal invente de nouvelles formes, à mi-chemin entre l’essai et le poème en prose, et porte la langue allemande à de nouveaux sommets de perfection et de musicalité.
Hugo von Hofmannsthal, Paysages de l’âme. Écrits en prose. Trad. de l’allemand (Autriche) par E. H. Avant-propos de Charles Du Bos. Préface et notes de Jean-Yves Masson. La Coopérative, 176 p., 20 €
En 1927, pour les éditions de la Pléiade de Jacques Schiffrin, Charles Du Bos eut l’excellente idée de réunir quelques-uns de ces textes en prose de Hofmannsthal, publiés entre 1902 et 1907, sans tenir compte des vaines classifications qui, dans les éditions allemandes, segmentent cet ensemble en « lettres et dialogues fictifs », en « essais de critique littéraire » et en « discours ». Grâce à Jean-Yves Masson, excellent connaisseur à la fois de Du Bos et de Hofmannsthal, cet ancien recueil, éclipsé par les nouvelles traductions de Jean-Claude Schneider et Albert Kohn publiées aux éditions Gallimard en 1980, nous est restitué. Le titre de la présente édition, Paysages de l’âme, est plus engageant que celui de 1927 (Écrits en prose). Il est emprunté aux dernières lignes de L’entretien sur la poésie (1903) qui conclut le recueil. Après des citations de poèmes de Stefan George, de Hebbel et de Goethe, vient cette formule : « Il est des assemblages de mots desquels, ainsi que l’étincelle jaillit de la pierre ténébreuse, surgissent des paysages de l’âme, paysages sans mesure, comme le ciel étoilé, paysages infinis comme l’espace et le temps, et dont, afin que nous puissions en jouir, l’apparition suscite en nous un sens nouveau supérieur à tous les sens. »
La traduction signée E. H. (initiales derrière lesquelles se cache É. Hermann, un de ces agents du transfert culturel sur lesquels on ne sait plus rien, à part le fait qu’elle fut aussi la traductrice de Dans ma forêt de Peter Rosegger, en 1898) a bien du charme et beaucoup de qualités – même si l’on est surpris de la voir intituler Lettres du voyageur revenu les Lettres du voyageur à son retour, et, dans Les chemins et les rencontres, décrire Agur en écrivant : « Il portait autour des hanches un long tablier d’un jaune merveilleux » au lieu de : « un long pagne », ce qui ne convient guère dans ce passage empreint d’érotisme. Jean-Yves Masson note à ce sujet : « Toute traduction, à sa façon, est une œuvre, même si c’est une œuvre seconde ; quand elle concerne des textes aussi importants que ceux qui sont réunis ici, elle fait pleinement partie du patrimoine littéraire. La rectifier serait la dénaturer. » On pourrait entamer la discussion sur ce point. Car il y a aussi des traductions approximatives et lacunaires qui nuisent à l’original autant qu’un crépi du XIXe siècle plaqué sur un pan de mur d’époque Renaissance. Cette remarque ne vise pas la traduction d’E. H., qui, pour l’essentiel, méritait sans aucun doute d’être rééditée.
Et cela d’autant plus que la langue française prêtée par la traductrice à Hugo von Hofmannsthal et la magnifique prose de l’avant-propos de Charles Du Bos s’accordent parfaitement. Cette unité de ton suggère que Du Bos fait son autoportrait de lecteur subjugué par Hofmannsthal autant que le portrait de l’écrivain viennois lorsqu’il écrit : « Le monde tressaille, le poète vibre ; exactement il réagit ; son mode d’action propre est la réaction. […] Grandeur, oui certes, s’il n’est héroïsme plus épuisant que celui de la réceptivité ». Du Bos fait écho, dans cette phrase, au texte de Hofmannsthal Le poète et le temps présent (1907) : le poète « est semblable au sismographe où chaque tressaillement, se soit-il produit à des milliers de lieues, vient s’inscrire en vibrations. Ce n’est pas que le poète pense sans cesse à toutes les choses du monde ; mais ce sont elles qui pensent à lui. Elles sont en lui, et c’est pourquoi elles le dominent ». Mais lorsqu’il parle de la « réceptivité » qui caractérise la sensibilité poétique de Hofmannsthal, Du Bos parle aussi de lui-même, lecteur au plus haut point réceptif, dont la prose vibre au même rythme que celle de l’auteur qu’il admire au point de se laisser dominer par lui et, dans cet avant-propos, de parler comme s’il tenait lui-même un rôle dans L’entretien sur la poésie.
Les chemins et les rencontres sont un des textes les plus fascinants du recueil. Cette « rêverie en prose », selon l’expression de Jean-Yves Masson (qui nous apprend que le texte a été traduit en 1925, pour la revue Commerce, par la princesse Marguerite di Bassiano avec la collaboration de Saint-John Perse), cette fantaisie-impromptu pourrait-on dire en songeant à Chopin, commence par ces phrases superbes : « C’est une merveille que le vol des oiseaux pendant ces journées rayonnantes, et je comprends très bien que j’aie pu autrefois transcrire des lignes : “Je me souviens des paroles d’Agur, fils d’Iaké, et des choses qu’il déclare les plus incompréhensibles et les plus merveilleuses : la trace de l’oiseau dans l’air et la trace de l’homme dans la vierge”. » Hofmannsthal feint d’avoir oublié que la citation est extraite du chapitre de Marcel Schwob sur George Meredith, dans Spicilège (1896), de même qu’il feindra, un peu plus loin, d’avoir oublié qu’Agur, le personnage surgi de son inconscient et de sa mémoire de lecteur, apparaît dans le livre des Proverbes (30, Paroles d’Agour). Avec virtuosité, Hofmannsthal entrelace les thèmes de la mémoire et de l’oubli, du rêve et de la réalité, de la sensation qui permet la vraie connaissance du monde, de la tradition juive qu’il sait cachée en lui, du désir homo-érotique, du langage des couleurs et de l’inspiration poétique d’un Chandos affranchi de sa pesante culture historique et rhétorique, et retrouvant l’usage de la langue dans laquelle les choses muettes lui parlent.
Les éditions de La Coopérative ont déjà publié en 2015 Le Livre des amis, recueil d’aphorismes de Hofmannsthal, traduit et présenté par Jean-Yves Masson. En nous permettant de redécouvrir ces splendides Paysages de l’âme, elles œuvrent une fois encore à la défense et illustration du grand classique de la modernité viennoise.