Dans le nouveau roman de Joyce Carol Oates, Margot Sharpe, une doctorante en neurosciences, devient obsédée par son sujet de recherche, Elihu Hoopes, un amnésique antérograde, c’est-à-dire qui a perdu la capacité de se souvenir des évènements à partir du début de son amnésie. Le récit de la neuroscientifique et de son animal de laboratoire au long de trente ans constitue une étude intense et subtile sur les manières humaines d’être en lien avec l’autre. C’est aussi une interrogation inattendue sur l’évolution : et si ne plus voir le temps qui passe n’était pas, au fond, une fonction à préserver et une bonne idée ?
Joyce Carol Oates, L’homme sans ombre. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban. Philippe Rey, 400 p., 23 €
Dans L’homme sans ombre, les personnages sont, à première vue, peu excessifs. Les méchantes sorcières et les taxidermistes (Blonde), les violeurs (Viol, une histoire d’amour) et les tueurs en série (Zombi) en sont absents. L’histoire se passe dans un certain institut de neurologie de Darven Park, à Philadelphie, entre 1965 et 1996, loin en principe des brutalités et des parasitismes qui caractérisent l’univers fictif de cette romancière. Dans cet environnement stérilisé et grisâtre, la violence et la toxicité se concrétisent en silence, elles sont dissimulées aux regards. Comment les concilier avec les préceptes de la rationalité scientifique, de la déontologie et de l’éthique médicale ? De quelle façon la violence est-elle avant tout humaine, par conséquent quelque chose qu’on ne peut qu’accepter comme nôtre ? En posant ces premières questions sans avoir des réponses prêtes ou des programmes préalables, L’homme sans ombre est un roman atmosphérique sur des individus en interaction, pris par des forces interdites qui poussent la loi scientifique jusqu’à sa dégénérescence, mais qui ont besoin de garder sa structure (l’hôpital, les tests, les bilans routiniers) car celle-ci permet de faire face à ces mêmes forces. C’est donc un roman au sens noble du terme : la forme atteint les zones mentales dont les neurosciences permettent de radiographier et de tester les traces de la biologie, mais dont seule la littérature peut s’approcher des mécanismes et des motivations.
Ici, Oates est dans son élément. Les relations asymétriques entre les individus se transforment : l’image du prédateur et de la proie se métamorphose en celle, plus compliquée, de la neuroscientifique Margot Sharpe et de l’amnésique Elihu Hoopes. Compliquée aussi car ces deux individus deviennent des amants, bien qu’Elihu Hoopes ne puisse pas se souvenir des évènements qui durent plus de soixante-dix secondes, ce que Margot Sharpe est prête à accepter car elle aime Hoopes sans rien lui demander en retour. Compliquée enfin car les figures du prédateur et de la proie sont renversables : avec les décennies, c’est Margot Sharpe qui commence à devenir plus que réceptive à la fragilité d’Elihu Hoopes, à oublier elle aussi des événements et des personnes, à confondre ce qu’elle a évité avec ce qu’elle a vécu, à transposer des visages, à ne plus voir passer les années et à ne plus savoir très bien où elle est.
À partir de là, Oates entre dans un territoire qui lui est tout aussi cher : la capacité d’imaginer pour l’évolution humaine d’autres possibles, même socialement perçus comme des monstruosités ou des déficits techniques. Le fantasme de Darwin, qui traverse l’œuvre d’Oates, nous fait des clins d’œil dans L’homme sans ombre : « Du grand Darwin, elle a appris que le monde visible est une accumulation de faits, de conditions : de résultats. Pour comprendre le monde, il faut aller en sens inverse, découvrir les processus qui ont conduit à ces résultats. » Avec cette méthode darwinienne, Oates accueille et oublie Darwin : ce que nous comprenons comme étant des handicaps et des déficits neurologiques, que la sélection naturelle s’appliquerait à faire disparaître, ne le sont peut-être pas vraiment et pas toujours. Ils ne dénotent pas nécessairement un corps moins apte à la survie, et peuvent également révéler des principes fondamentaux sur le fonctionnement, les besoins et les particularités des êtres vivants.
Au point où, comme cela est suggéré à bien des reprises dans L’homme sans ombre, il serait possible de renverser certaines certitudes, d’aller en sens inverse ; et de percevoir l’absence de mémoire comme étant parfois un bénéfice.
Les avantages du point de vue évolutif peuvent être énumérés : perdre la capacité de hiérarchiser les personnes, ce qui revient à les rendre instinctivement égales ; ne plus avoir besoin d’encadrer sa vie dans une durée, de la narrativiser ; être dans le monde chaque jour comme si c’était la première fois. Le rêve d’absence de mémoire rejoint celui d’absence de visage : « Pourquoi les êtres humains [s’interroge Hoopes] ne se ressemblent-ils pas plus uniformément, comme de nombreux animaux ; quel est l’avantage d’une telle spécificité de l’identité au regard de l’évolution ? Si les êtres humains se ressemblaient davantage, les distinctions de personnalité et de caractère seraient moindres. Une certaine sorte d’attente désespérée et d’angoisse pourrait s’estomper. »
Ne pas se souvenir des choses plus de soixante-dix secondes exige une certaine manière d’écrire. La plupart des paragraphes de L’homme sans ombre ne font pas plus de trois ou quatre lignes ; une bonne partie, deux lignes ou une seule, rappelant les tweets dont Oates explore la brièveté et la fugacité depuis des années. Les phrases sont dans leur majorité au présent. La mémoire du lecteur aussi est programmée comme dans une hypnose par une telle langue, comme si la réceptivité de Margot Sharpe à la fragilité d’Elihu Hoopes était analogue à la réceptivité des lecteurs potentiels de L’homme sans ombre à ce roman. Ce qui revient à légitimer une certaine forme de lecture, moins justifiée par le besoin de repérer les éléments des pages précédentes, de les situer dans un fil continu, en direction des dernières pages ; une lecture plus directement concernée par le plaisir éphémère de la page présente.
Dans L’homme sans ombre, Oates s’interroge et médite autour d’un temps qui, par définition même, est toujours à la mode : le présent. La romancière ne fait pourtant pas l’apologie irréfléchie du présentisme contemporain. Ne plus voir le temps qui passe peut s’entendre comme une forme de déni, entraîner la mélancolie, donner à voir dans des moments ponctuels et douloureux combien de temps s’est en fait écoulé.
Même dans ces cas, le roman reste solaire. C’est le cas dans un passage particulièrement émouvant, qui élabore une possibilité positive de la prosopagnosie – la difficulté, voire l’impossibilité de reconnaître ou de mémoriser des visages. Dans un lit d’hôpital, Sharpe ment à Hoopes en lui disant qu’elle est une copine d’adolescence, dont il se souvient car ils se sont rencontrés il y a plus de cinquante ans, avant l’accident responsable de son amnésie. Incapable de reconnaître son visage, Hoopes est pourtant heureux de retrouver son amoureuse. Leurs deux âmes sont étrangères à leurs corps vieillissants, corps qui se serrent fort l’un contre l’autre. Ce qui compte dans ce cas, ce n’est pas l’avantage du point de vue de l’évolution, mais la sérénité après un petit mensonge apaisant, que la littérature autorise aussi.