Il n’est jamais facile de parler d’un livre qui fait l’objet d’un éloge unanime. À son image de Jérôme Ferrari a reçu tous les honneurs – une adhésion enthousiaste du jury a décidé Le Monde à décerner son prix à un auteur déjà couronné par le Goncourt. Assurément, il n’est pas aisé de venir après un tel emballement…
Jérôme Ferrari, À son image. Actes Sud, 224 p., 19 €
Dans le dernier roman de Jérôme Ferrari, la photographie clairement mène la danse, comme en atteste le titre qui renvoie au reflet, au double, contenu dans le moindre cliché. Elle est le fil conducteur du livre jusqu’à ses dernières pages et en constitue le cœur bien plus qu’Antonia, son héroïne, dont le lecteur apprend très tôt la mort accidentelle au détour d’une route escarpée de Corse, bien plus que son parrain, desservant de la messe de requiem qui scande le texte de chapitre en chapitre.
Tout au long de son parcours suivi au fil d’une narration rétrospective, Antonia paraît en proie à des questionnements directement liés aux ambiguïtés dont le medium est porteur et qui, de toute évidence, préoccupent Jérôme Ferrari lui-même. Chaque étape de la vie de la jeune fille devenue jeune femme est ponctuée par la photographie, sous le regard doublement vigilant de son parrain, affectueux initiateur de sa filleule dans l’enfance, et du romancier. Antonia sort à peine de l’adolescence le jour où le garçon qu’elle aime passe à tabac un touriste avec une brutalité gratuite, sous l’œil épouvanté de la famille de la victime. Cet après-midi-là, nous fait comprendre Ferrari, elle a, pour la première fois, dans la bouche un goût honteux d’excitation et de voyeurisme.
Ce goût, Antonia le retrouve des années plus tard, en 1991, en partant pour l’ex-Yougoslavie à la recherche de sa vocation de photographe sur le théâtre de la guerre. Là, elle découvre des spectacles d’horreur et adresse à son parrain des lettres où elle décrit son trouble devant les scènes de violence et de mort auxquelles elle est confrontée : « Je sais que certaines choses doivent demeurer cachées, dit-elle », ou encore, « il y a tant de façon de se montrer obscène ». Par ce départ loin de la Corse où elle est née, Antonia avait fui la pratique répétitive et médiocre, où l’avait enfermée son travail de reporter dans un journal local, et cherché à lever ses incertitudes sur son propre talent.
Ici et là, en Yougoslavie comme en Corse, le voyeurisme du regard photographique est mis en question, de même qu’est évoquée la difficulté à déterminer la ligne de crête entre une image « honnête » et une image « obscène ». À différents moments du cheminement d’Antonia sont encore formulés des doutes sur la valeur de la photographie, enfermée dans une alternative impossible entre l’insignifiance et l’irreprésentable. À chaque fois, revient à Antonia la lourde charge d’incarner et de faire vivre ces énigmes et ces insondables ambiguïtés du medium. À la longue, ces dernières finissent par prendre le pas sur le récit lui-même et, plus complexes et plus troubles que les situations où elles sont mises en scène, les étouffent.
On croit toujours entendre la voix de Jérôme Ferrari souffler derrière l’épaule de sa créature ses propres questionnements abstraits. Et cet affleurement permanent de l’auteur et de ses préoccupations dans le roman fait que les péripéties traversées par Antonia – y compris sa mort elle-même et l’échec de sa vie – restent extérieurs au lecteur. Même la construction élaborée du roman, calquée sur les périodes de la messe, peine à éclairer les relations existant entre la photographie et la mort, sur lesquelles Ferrari voudrait nous inviter à réfléchir.
Finalement, le roman donne l’impression de buter sur les mêmes écueils que ceux où achoppe son héroïne au cours de sa pratique de la photographie : une difficulté à exprimer. Il paraît frappé de la même impossibilité qui affecte la plupart des personnages enfermés dans des voies sans issues : impossible à Antonia de rencontrer sa vocation de photographe – elle y laissera sa vie –, impossible au parrain d’Antonia officiant le jour des funérailles de trouver la voix juste pour la remettre entre les mains de Dieu comme l’y invite sa mission. Impossible aussi, peut-être, aux amis d’enfance d’Antonia d’échapper au combat d’un nationalisme ancestral devenu stérile.