Dans Diasporiques, Maurice Mourier évoque Guillaume Apollinaire, la revue A revient sur la figure légendaire d’Albert Cossery et L’Atelier du roman met en lumière le roman de Matthieu Jung.
Diasporiques : Apollinaire, un grand transparent
Apollinaire est mort il y a cent ans tout juste, le 9 novembre 1918. Plusieurs revues lui ont rendu hommage cette année. Adieu publie un poème inédit ; Place de la Sorbonne organise une soirée le 8. Au salon de la revue, le soir de l’inauguration, Jacques Bonnaffé lira un montage de textes agencés par Isabel Violante. En juillet, Diasporiques publiait une nouvelle livraison des Grands transparents de Maurice Mourier consacrée à Apollinaire.
Ces textes longs – celui-ci fait 25 pages – n’obéissent pas aux canons habituels de la critique, du commentaire ou de la monographie. Ils ne consistent pas en des exercices d’érudition ou des présentations académiques. Ce sont des textes qui se relient à un espace intime, à une constellation personnelle, à un plan de lectures et d’évocations qui retracent le cheminement d’un lecteur. Certains écrivains nous habitent, forment comme un tissu intérieur : des œuvres qui collent à l’âme et au corps, « c’est ça la Grande Transparence : on se constate hanté par un fantôme mêlé à l’air mais la cause échappe ».
Guillaume Apollinaire a tout pour plaire à Maurice Mourier : l’indépendance, l’inventivité formelle, la vie errante, la provocation… Il retrace dans ce numéro de Diasporiques sa vie, les étapes de son œuvre météorique, sa place dans un milieu, son rapport aux débats esthétique, le rétablit dans une continuité, sorte de lien entre Rimbaud et Breton. C’est savant, précis, par moments piquant. Sa lecture fait du poète un « sismographe sensible », un être livré à l’incertitude et à l’inquiétude qui fait de la rupture même du discours le cœur de sa poétique.
Pendant longtemps, Maurice Mourier a été critique de cinéma, à Esprit. Et c’est donc une esthétique du « cut » qui le frappe et l’émeut chez un poète qui suspend le discours, le fait tourner. Il y voit un changement important sur le plan formel, l’introduction du manque dans la forme poétique. Les Grands transparents, s’ils nous plongent au cœur d’une intimité et laissent libre cours à un ton particulier, permettent des saillies critiques, imaginent des relations entre des textes, des univers et des réalités, s’affranchissant de la ponctualité d’une œuvre ou d’un texte. On est ému par ces textes qui dévoilent l’atelier d’un critique, fouille l’arrière-fond d’un être qui fait de la lecture, de son partage la pierre de touche de l’existence.
Diasporiques est une revue accueillante et ouverte. Cet épisode que Maurice Mourier consacre à « être en transhumance » trouve écho dans l’actualité : célébration de la fin de la Guerre de 14, pré-campagne des européennes, enjeux migratoires… C’est à ces questions que s’intéresse la revue en publiant un passionnant entretien à quatre voix – entre Philippe Lazar, Monique Chemillier-Gendreau, Christine Lazerges et Joël Roman – sur la réalité démocratique de l’Europe et ses modalités possibles d’organisation. On pourra lire avec intérêt le texte de Jacques Rupnik sur la « crise migratoire » et l’entretien avec Petr Drulák, ambassadeur de la République tchèque en France. Ce qui frappe à la lecture de Diasporiques, c’est assurément sa capacité d’accueil de champs et d’enjeux divers, une manière de s’organiser, de donner corps au débat qui ne ressemble à aucune autre. Qui accueillerait des textes sur des écrivains si longs tout en parlant de politique, d’Europe ? Les idées y gagnent une générosité, une dimension utopique, une énergie qui revigorent. H. P.
Diasporiques est une revue trimestrielle (12 €). Maurice Mourier y publie alternativement sa série des « Grands transparents » et des textes de fiction.
L’Atelier du roman : se concentrer sur un écrivain
L’Atelier du roman, revue littéraire trimestrielle fondée en 1993, est publiée par les éditions Buchet/Chastel. La moitié de chaque numéro est consacrée à un seul auteur, le reste se divise entre critiques, récits et nouvelles, le tout décoré par des dessins loufoques de Sempé.
Les critiques se situent à mi-chemin entre la chronique littéraire et l’étude universitaire, tout en évitant le côté sec, pompeux et théorique de cette dernière. Les collaborateurs éclairent de manière intime et originale les ouvrages choisis, procédant par analogie, en mêlant leurs propres biographies et lectures, conférant à cette revue un aspect journal intime très érudit. À une époque où les journalistes hexagonaux sont souvent prosternés devant la production américaine ou une poignée de stars locales, L’Atelier du roman redore le blason de la littérature française actuelle, en jetant un regard sérieux sur des auteurs contemporains négligés par la critique paresseuse ou atlantiste.
C’est le cas pour le numéro 94, qui met en lumière le livre de Matthieu Jung, Le Triomphe de Thomas Zins (Anne Carrière, 2017). C’est rare de voir autant d’attention focalisée sur un roman si récent. Parmi les nombreux articles intéressants, nous signalons ceux de Charles Villalon – qui crée la formule « roman de dé-formation » par rapport au Bildungsroman –, et celui de Lakis Proguidis comparant cette œuvre à Ces enfants de ma vie, huitième roman de la romancière franco-canadienne Gabrielle Roy, mettant ainsi son séjour à Montréal au service d’une analyse littéraire percutante. Dans ce même article, l’essayiste, d’origine grecque, explique comment les romans de Roy et de Jung font ressentir l’étymologie originelle du mot « école » : le mot grec scholeion, dérivé de scholé, qui signifie « pause ». En effet, une partie importante des collaborateurs de la revue sont des francophones venant d’ailleurs, lui apportant une richesse supplémentaire. S. S.
La 94e livraison de L’Atelier du roman (20 €) s’intitule est disponible en librairie ou sur abonnement, directement sur le site de la revue.
A : portrait d’Albert Cossery
Il y a des écrivains qui se fondent dans des légendes. Albert Cossery est, assurément de ceux-là. On ne compte pas les anecdotes qui portraiturent ce dandy d’origine égyptienne, aux airs d’échassier beckettien et oriental, portant haut sa grande carcasse dans un Saint-Germain depuis longtemps disparu et dont il était un magnifique vestige vivant. Écrivain inclassable, en-dehors des sérails, obstinément libre, on dit de lui qu’il n’écrivait qu’une phrase par jour, y apportant mille soins. Il a fasciné Camus, Lawrence Durrell, Moustaki lui a consacré une chanson et Bohringer en parlait tout le temps.
Disparu il y a dix ans tout juste, Cossery mérite qu’on remette son existence en perspective, qu’on relise ses livres, qu’on y redécouvre la subtile insurrection, le pouvoir d’indignation, la moquerie de la lucidité. Dès l’ouverture du numéro de la revue A (Littérature-action), qui lui consacre un dossier, Laurent Doucet nous dit que ses romans peuvent se lire « comme un cycle, une initiation au regard subversif et à la paix intérieure », une sorte de formidable révolution intérieure, qu’il voulait « “apprendre à rire au peuple”, pour saper avec élégance et mansuétude l’hypocrisie et ‘l’idiotie’ humaines ». C’est en effet une manière de lire l’œuvre solitaire de Cossery, entendons une œuvre unique, obstinée, différente.
L’article de David Parris nous rappelle son enfance aux confins de deux cultures et de deux langues, le français et l’arabe, dessinant les choix d’un écrivain qui est toujours ailleurs. On se souvient de ses Fainéants dans la vallée fertile, des petites gens de La Maison de la mort certaine ou des Couleurs de l’infamie. Les livres de Cossery peuvent se lire comme des contes, des avertissements drôlatiques. Et dans le contexte d’aujourd’hui, après les révolutions arabes, la reprise en main du pouvoir au Caire par les militaires du Maréchal al-Sissi, la dimension révolutionnaire de ses livres ne peut que sauter au yeux. Il suffira de relire Mendiants et orgueilleux ou La violence et la dérision pour se convaincre aisément que leur lecture est plus que jamais nécessaire.
Il ne faudrait pas pour autant se laisser berner par une simple lecture édificatrice. Et Irène Fenoglio rappelle bien dans son article la manière dont il faut aborder cet écrivain égyptien de langue française, ce que la politique réelle de son pays et de la France, font jouer dans son œuvre. C’est ce qui intéresse aussi Parris dans son article « Le refus de la revendication ou la revendication du refus ». Il y explique une sensation de « ne plus appartenir », la nécessité de relier deux univers, deux cultures, de peiner à y parvenir, de ne cesser de constater la petitesse des hommes et du pouvoir, comme la répétition inusable du pire. Heureusement, chez Cossery tout est emporté dans un rire terrible, lucide, impitoyable et doux en même temps.
Le dossier, par moment au ton un peu trop universitaire, est illustré de documents intéressants ainsi que d’un extrait d’une adaptation en bande-dessinée de Mendiants et orgueilleux par Golo. A poursuit dans le reste du numéro dans sa démarche engagée, misant sur des relations entre des univers hétérogènes et qui s’inscrivent dans la cité, dans le politique, la manière dont se relient des espaces culturels. H .P.