Les revues sont des lieux de débats. On y discute, on s’y dispute. Vacarme chahute les esprits et Anticipation croise les opinions sur le transhumanisme.
Anticipation : le débat du transhumanisme
Le premier numéro d’Anticipation, « La revue des futurs possibles », animée par Marcus Dupont-Besnard et Jeanne L’Hévéder, propose un dossier sur le transhumanisme. Dix entretiens, présentés par de courts articles, tentent de répondre à cette question : « La science va-t-elle modifier l’espèce humaine ? » L’une des forces de ce numéro est de donner la parole aussi bien aux détracteurs du transhumanisme qu’à ses thuriféraires.
Si on ne peut qu’écarquiller les yeux devant les énormités proférées par Natasha Vita-More, philosophe transhumaniste – « La possibilité de se télécharger par intermittence entre le monde virtuel et le monde physique pourrait être amusante », « je pense qu’il peut y avoir des variantes du concept de « mort », etc. – cette idéologie est aujourd’hui une réalité, ne serait-ce que par « les sommes folles » dépensées par « des magnats de la Silicon Valley ». Il est donc important de savoir ce que pensent exactement ceux qui idéalisent le progrès technique, tout en le considérant – ou en prétendant le faire – uniquement sous l’angle du progrès individuel.
Il n’est en effet jamais question d’organisation collective, de répartition du progrès (quid du transhumanisme pour les paysans africains ou bengladais ruinés par la sécheresse ou les inondations ?) chez les fanatiques du posthumain. Natasha Vita-More prône une « liberté individuelle illimitée » tandis qu’Anders Sandberg, chercheur transhumaniste, ne nie pas que « tout ce qui nécessite des compétences spécifiques et de l’entretien aura tendance à rester cher ».
Plusieurs des intervenants de ce numéro, comme Raphaël Granier de Cassagnac, auteur du roman Thinking Eternity ou la journaliste Natacha Polony soulignent que le transhumanisme affaiblit les notions d’État, d’égalité, de collectif, et ne doit pas être confondu avec le progrès technique. Alain Damasio, l’un des plus grands écrivains de science-fiction française, craint également que les nouvelles technologies ne favorisent « la réduction des marges de liberté et la normalisation des comportements ».
La quatrième partie de l’enquête d’Anticipation, « Les enjeux politiques du transhumanisme » évoque le roman d’Anna Starobinets, Le Vivant, comme « le 1984 de l’humanité augmentée ». Elle y met en scène une société où à la fois « l’individualisme est tant portée aux nues que le principe de famille a lui aussi été interdit » tandis que « les structures sociales sont immuables, on reste éternellement dans la même classe sociale, à pratiquer la même profession ».
Dans cette même partie, le pamphlet du philosophe Mathieu Terence, Le Transhumanisme est un intégrisme, est cité. Il souligne « qu’un monde totalitaire ne propose qu’une façon de devenir, en ne promouvant qu’une seule évolution, qu’une seule application possible des biotechnologies ». Or, le transhumanisme est justement « l’utopie de l’économie ultralibérale » qui ambitionne une société « de la fonctionnalité, de la performance, de la valeur quantitative de l’individu, de la prohibition du hasard et de l’anormalité ».
Les arguments donnés par Mathieu Gosselin, membre du parti transhumaniste britannique, en faveur d’un « futurisme social » ne sont guère convaincants.
Ce premier numéro d’Anticipation, à la maquette sobre, au format livre et au prix modique compte tenu du nombre de pages, est une réussite dans la mesure où la forme choisie permet de croiser les regards et de vérifier que ce qui est dénoncé régulièrement concernant le transhumanisme existe bien dans le discours de ses tenants. En creux, par le questionnement ou l’évocation d’écrivains, Anticipation affirme aussi la force de la science-fiction pour traiter d’enjeux contemporains. S. O.
Le premier numéro d’Anticipation a paru en juin dernier. Disponible en librairies ou via des sites marchands au prix de 5,50 €.
Vacarme : Chahuter les esprits
Depuis toujours, Vacarme – un nom retentissant pour une revue qui veut chahuter les esprits – mêle les sujets de société et de politique, et les sujets plus proprement esthétiques. Ce dernier numéro ne déroge pas à la règle et propose plusieurs entretiens particulièrement riches. Le hasard nous a fait lire en priorité celui de Mathilde Monnier, danseuse, chorégraphe, aujourd’hui directrice du Centre national de la danse. L’entretien est libre, rieur, particulièrement intéressant pour qui s’interroge sur le sens qu’il y a à confier à des artistes des postes de direction et d’administration. Mathilde Monnier révèle une rare lucidité et avoue les frustrations de ce type de position. « C’est quoi, être artiste dans une maison si l’on ne fait pas de créations ? », demande-t-elle. Au passage, elle révèle des pistes d’informations sur la naissance de la danse contemporaine en Afrique, sur les années 90, charnière pour cette danse, sur les limites de la formation académique pour un art qui peut s’apprendre par la seule force du regard et de l’observation.
Ce sont de belles pages, à mettre en parallèle avec d’autres, plus dramatiques, douloureuses. Celles qui rendent à hommage à une comédienne syrienne, morte d’exil, à qui Vanessa Van Renterghem, arabisante, adresse une lettre posthume émue, s’adressant à son amie à la seconde personne. Cette lettre à May Skaf est suivie par une longue conversation avec Leyla Dakhli, historienne tunisienne, dont le regard sur le monde arabe est d’une subtilité rare.
Ses propos nuancés et étayés sur des études de cas très particuliers sont l’occasion de mettre en perspective tout ce qui se passe aujourd’hui. Ils obligent à déplacer les lignes, par exemple, à partir de l’analyse d’un ouvrage paru à Damas dès 1928, intitulé Pour ou contre le voile, d’une jeune Nazîra Zayn al-dîn. Non, explique Leyla Dakhli, la modernité n’est pas réductible à la ville, pas plus que l’assimilation femmes = espace privé, et hommes = espace public, n’est sûre et certaine. A lire absolument pour tous ceux que les mouvements tectoniques intéressent et que les certitudes tranchées désolent. De telles intelligences nourrissent l’espoir. Voilà une intellectuelle qui n’hésite pas à se mettre en péril au cours d’une performance avec Mathias Énard ni à fonder une Société européenne des auteurs avec Camille de Toledo. Leyla Dakhli est une chercheuse qui sort du savoir en chambre, fait fruit du doute et va jusqu’à avouer une nausée face à l’usage abusif du concept et du mot Méditerranée, sur laquelle elle travaille, justement.
Ce dernier numéro de Vacarme a d’autres entretiens dans sa hotte, d’autres analyses, ainsi que quelques cut-up gratuits et goguenards, et un hommage à Michel Butel, lanceur de journaux qu’il sabordait avec panache, écrit Selim Nassib. Cé. D.