Une revue vertigineuse
IntranQu’îllités est une revue de grand format, dense, polyphonique et magnifique, ce qui explique son apparition irrégulière. Créée par James Noël, poète, acteur et romancier haïtien, avec Pascale Monnin au lendemain du séisme de 2010, Haïti joue le rôle d’« épicentre » pour une revue de « grande magnitude à partir de la faille même » dont la mission n’est pas de rester confiné dans un « territoire replié sur ses bornes » mais d’aller, comme le préfixe « In » dans le titre l’indique, vers la « négation de l’insularité. » Elle se définit à la fois comme un « engagement » et un « enragement » en faveur de l’utopie et l’action.
L’aspect utopique est à voir dans la prolifération de images en quatre couleurs accompagnées de courtes citations poétiques : des portraits, des tableaux, des photographies et des témoignages d’installations sculpturales. Amoureux de paradoxes, James Noël, devenu seul directeur de la revue, la situe sous le signe de René Char et de son aphorisme : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » IntranQu’îllités ouvre ses pages alors à des voix multiples qui « respirent une belle conscience de condamnés à…vivre. »
Les titres des chapitres laissent rêver, dont : « pile ou face, » « de la poésie avant toute chose » ou « déclic. » Le langage est libre, surprenant, comme dans le poème d’Eric Kups, « Et Dieu créa la poule, » mis en page avec un tableau de Fritzner Lamour montrant un coq jouant le rôle de sage-femme à un accouchement gallinacé : « Et Dieu créa la poule / La niqua et naquit l’œuf / Vint alors Darwin / Et l’homme / Let it be. »
« Tous les vents du monde », cinquième chapitre de la revue, évoque le voyage. On y trouve « J’aurais voulu être une valise, » petit poème de Pia Petersen, réflexions d’un chien regardant sa maîtresse en train faire sa valise, et « Pour tout bagage, » texte de Tiphaine Samoyault, où la poète fait apparaître un objet essentiel pourtant désincarné : « J’emporte un objet qui n’existe pas, et que pourtant j’ai toujours avec moi. C’est un instrument de navigation qui me guide sur les routes du décentrement, qui me fait perdre le Nord, me désoriente, me rappelle de changer comme changent les vents… Cet objet qui n’existe pas, je lui ai donné un nom : La déboussole. »
Pour le lecteur désireux de sentiments vertigineux, il n’y a pas mieux que les pages d’IntranQu’îllités. S. S.
La revue IntranQu’îllités, publiée par les éditions Passagers des Vents (Haïti) et abritée par les éditions Zulma, paraît irrégulièrement au prix de 25 €. Elle est disponible en librairies ou sur le site de l’éditeur.
TXT hait toujours la poésie
Le groupe TXT a été actif, très actif, de 1969 à 1993. Soudé dans la « haine de la poésie », entendons par là dans ses formes figées, atones, repliées sur elles-mêmes. Issue de Mai 68, TXT a constitué une communauté, qui s’est comme mis en veille pour se retrouver après vingt-cinq ans et relancer la machine. Est-ce un gag ou un défi ?, disent-ils, on ne sait pas bien. Mais ce qui est évident, c’est que l’énergie est toujours là, le positionnement toujours aussi radical.
Pour s’en convaincre, il suffit de lire quelques lignes du texte qui inaugure le numéro : « tout pour un amour violent de la poésie, pour vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego, naturalise et mysticise, rêve d’amour et d’union, dénie obscurités, obscénités, chaos et cruautés, décore le monde et marche à son pas ».
C’est le propre de la radicalité que d’exclure, de tailler dans le vif. Soit on accepte les règles du genre, soit on passe son chemin. Mais il faut avouer qu’un peu d’agressivité peut faire du bien, donner à lire, à entendre la poésie autrement. La poésie au dehors, la poésie autre donc. Ils proposent une poésie matérielle, sonore, plastique. Il y a une forme d’agression, de jeux de langues, de facéties, de discours à plusieurs fonds…
Ils sont moins catégoriques qu’on pourrait le croire d’ailleurs. N’écrivent-ils pas : « Que faire, alors ? On ne sait. On sait seulement qu’il faut plus que jamais prendre la poésie avec des pincettes (de pensée, d’ironie, de gai savoir). Et être attentif aux gestes d’art qu’essaient de fixer en littérature ceux qui ne veulent pas (…) et qu’ils nous communiquent comme des secousses, des respirations, des chances de déliaison » ? Un programme plutôt intéressant, n’est-ce pas ? On est, heureusement, loin d’un dogmatisme vain et stérile, mais bien plutôt, et c’est ce qui est émouvant dans ce come back, face à une entreprise collective qui veut jouir des possibles de la langue, des formes, des discours, des espaces.
Quelques exemples en passant.
Philippe Boutibonnes : Lazare vient de mourir, il est enterré « quand les sœurs envoient chercher Jésus, le surfer de Tibériade qui marche d’un bon pas même sur l’eau. Il est le fils du trapéziste tout là-haut, en haut d’essieu. Jésus ôte le couvercle : ça pue fort mais il ne sent rien : depuis qu’il est né il est en odeur de sainteté. »
Un morceau d’un sonnet érotique de Christian Prigent :
Bon fille veut très papa mauvais
Pour chauffer panpan + baiser d’in
Tello bimbo à lunettes les
Sens excité du chiasme tu viens
Ami poète asthmatique ?
Ou cette phrase lapidaire de Charles Pennequin : « La poésie c’est le retour à l’état sauvage de sa propre personne. »
Ce sont des manières de saisir le monde « dans une élaboration formelle déliée qui convertit douleurs, rages et cruautés en une énergie joyeusement communicative ». H. P.