L’art japonais du feuilleton

Les grands écrivains japonais, esclaves plus ou moins consentants d’une exigence de productivité qui, en littérature comme ailleurs, est la base même de l’éthique du travail qui caractérise leur pays, ont tous pratiqué plusieurs genres, du plus populaire au plus élitaire, du feuilleton à la nouvelle sophistiquée, le roman occupant dans cette hiérarchie une place intermédiaire. Sans compter le menu fretin des reportages ou enquêtes, les entretiens, etc…


Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur, Livre I « Une idée apparaît ». Trad. du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono, Belfond, 456 p., 23, 90 €

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur, Livre II « La métaphore se déplace ». Trad. du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono, Belfond, 475 p., 23, 90 €


L’œuvre de Murakami se situe dans cette tradition et offre à la fois des romans à la trame serrée (le dernier en date étant L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 2015), des contes courts d’une obscurité préméditée (le superbe Birthday Girl, 2017, reprise d’un texte antérieur), enfin d’authentiques feuilletons à épisodes (les trois gros tomes d’1Q84, dont l’ultime a paru en 2012), tous ces livres traduits en français chez le même éditeur.

Très clairement, Le meurtre du Commandeur, 64 chapitres de longueur inégale présentés en deux tomes en contenant 32 chacun, appartient à cette troisième catégorie d’activité. Il pousse même la fidélité au genre jusqu’à terminer chacun de ses épisodes sur un « suspens » et à inaugurer souvent le suivant par un rappel plus ou moins discret des données de ce suspens. Recette liée à la publication journalistique sur un support papier quotidien.

Mais, comme tout genre, le feuilleton, qui au XIXe siècle fut pratiqué à la fois par Eugène Sue et par Balzac, Jules Verne et Hugo, est ce qu’on en fait. Murakami, plus encore que dans 1Q84, qui transforma son auteur en best-seller national et mondial, l’utilise d’une manière toute personnelle dans Le meurtre du Commandeur. Il le subvertit, l’infléchit, le détourne notamment grâce à un humour sous-jacent mais constant, qui n’hésite pas, ici ou là, à souligner tel trait de la mécanique du récit, visant à en accentuer les effets les plus faciles, et cela dès le remarquable Prologue où « l’homme sans visage » qu’on ne retrouvera qu’au Livre II vient imposer son impossible requête (que le narrateur, dont nous saurons plus loin qu’il est portraitiste, fasse son portrait) en promettant de payer en une monnaie incongrue : un « petit pingouin porte-bonheur » – colifichet de plastique qui constitue une pierre d’attente. Il jouera sa partition bien plus loin.

Cet humour fonctionne toutefois de manière assez subtile pour que soit préservée la vertu propre au genre, qui réside précisément en sa ductilité, sa laxité permettant tous les modelages. Un écrivain médiocre est handicapé par cette souplesse même du matériau et la surabondance des pistes qu’il ouvre vers le n’importe quoi. Murakami, lui, comme Hugo, sait à la fois engager son livre (que, de manière caractéristique, il n’appelle pas roman, car celui-ci réclamerait des choix thématiques moins échevelés) sur des sentiers multiples et échapper à l’éparpillement par l’attention portée à son personnage central, celui du narrateur, si bizarre et attachant que le lecteur peut aussi bien supposer, devant le fait indéniable que la plupart de ces sentiers qui bifurquent à la Borges n’auront pas d’issue, que toutes ces histoires sérieuse ou farfelues se sont déroulées seulement dans la conscience troublée d’un individu unique. Livre très simple d’apparence, une seule voix s’y fait entendre. Livre très savant en réalité, qui joue du foisonnement des pistes pour mieux nous séduire, et nous égarer.

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur

Haruki Murakami © Jean-Luc Bertini

Foisonnement ? Qu’on en juge. Une première trame, linéaire, est on ne peut plus réaliste (et à vrai dire peu excitante a priori) : un homme ordinaire, un peu « incolore » comme tant de héros de Murakami, exerce le métier routinier de portraitiste professionnel. Il est marié, sans enfant. Sa femme un jour le quitte, sans qu’il comprenne pourquoi, elle non plus du reste, et le meilleur ami du couple encore moins. Profondément blessé, le peu reluisant répudié erre quelque temps à travers le nord du Honshu et le Hokkaïdo, puis accepte de se retirer dans la montagne près de Tôkyô, où la maison d’un vieux peintre illustre et impotent lui est offerte à condition qu’il en assure le gardiennage.


Il connaîtra dans cet environnement nouveau pour lui, mais qui correspond profondément à son désir de solitude et de retour à la ruralité, un voisin riche et mystérieux, une petite fille intelligente et renfermée non moins mystérieuse, et finira par rentrer dans la grande ville en reprenant la vie commune avec sa femme pourtant enceinte d’un autre (ou bien de lui-même, en rêve…)

Bien entendu ce scénario minimal, qui suffirait à dix romanciers français contemporains à succès, est bouleversé de fond en comble par une série d’événements qui relèvent soit de l’étrange (au cours de l’errance sans but du narrateur en instance de divorce), soit du fantastique (autour de la propriété longtemps inhabitée du vieux peintre hospitalisé et inconscient) : rencontre muette, dans un restaurant d’autoroute, d’un automobiliste qui semble espionner le héros et tout contrôler, pour le pire, de ses amours de passage ; apparitions successives d’un tableau caché jadis par le maître en peinture japonaise traditionnelle, qui avait transposé (au cours de sa période « occidentale »), à partir du Don Giovanni de Mozart, une terrible histoire de résistance vécue par lui jeune homme à Vienne en 1939, puis d’un personnage miniature qui s’incarne en sortant dudit tableau, se présente comme une « Idée » et possède des pouvoirs surnaturels, enfin d’un monde souterrain magique (celui de « l’homme sans visage ») où le narrateur subira une épreuve initiatique afin de retrouver la fillette (dont il a entrepris le portrait) perdue ou enlevée (en réalité ni l’un ni l’autre)…Vous suivez ces différents fils du ou des contes ? Rassurez-vous, Murakami, lui, tels les marionnettistes prodiges des chefs-d’œuvre du bunraku, n’en laissera échapper aucun, et tout est agencé dans son récit de façon que le réel y apparaisse fantasmatique et le fantastique naturel.

Mais le foisonnement thématique de ce livre qui revêt nombre des aspects fascinants/inquiétants de certains des modèles du folklore universel par lesquels l’auteur est depuis longtemps obsédé (effets psychédéliques de l’obscurité, de la musique, du rêve, éveillé ou non, omniprésence de puits communiquant avec l’en-deçà – dans l’univers agnostique de Murakami l’au-delà n’a guère de rôle – angoisse de l’espace resserré, de la caverne, du boyau asphyxiant), ce foisonnement ne s’arrête ni à l’exploration anxieuse du réel (les ombres dans et hors de la maison, le bruit des insectes et l’absence de tout bruit, les jeux de la pluie et du soleil), ni à une enquête, souvent fort rationnelle, à propos des ressources infinies de l’imaginaire.

En fait, ce qui donne à l’œuvre sa résonance originale et sa profondeur, c’est un autre thème, omniprésent, celui de l’insondabilité du mixte de sentiments enfouis et de motivations incompréhensibles qui constitue chaque être humain. Pas un de ceux qui traversent cette histoire pleine de personnalités closes et de dialogues à la fois essentiels (sur l’amour, la paternité, le mal, la mort) et inaboutis, ne sera finalement révélé par ce qu’il tait ou dit, s’abstient de faire ou accomplit. Le riche voisin Menshiki est-il un sauveur ou un égoïste invétéré, un pervers peut-être, ou même un monstre ? Quels sont ses rapports avec l’univers du dessous, celui où l’on accède par une échelle parfois absente, et d’où l’on s’évade en agitant une clochette de bronze ? Pourquoi la merveilleuse pré-adolescente que s’efforce de peindre le narrateur bondit-elle dans la somptueuse demeure de Menshiki en son absence (elle y restera cloîtrée quatre jours et en sortira indemne mais sans gain apparent) ?

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur

Hannya, tête de marionnette bunraku (XXe siècle) © Eunostos

Et surtout – on touche là au renversement total des règles du feuilleton, qui se doit d’apporter une solution aux énigmes majeures de ses péripéties – comment se fait-il que les plus épais des mystères suscités par le livre (quelle est l’aventure atroce vécue après l’Anschluss par le vieux peintre nippon exfiltré en 1939 vers son pays ? Qui est l’automobiliste à « la Subaru Forester blanche » que le narrateur croise sur la côte touristique de Miyagi et dont il refuse de terminer l’esquisse commencée de mémoire ?) ne trouvent aucune explication objective dans le réel ou l’imaginaire ? Comment se fait-il que les plus passionnants des personnages de ce mélodrame opaque (Menshiki, la jeune Mariée) soient à ce point considérés par le narrateur (et l’auteur) comme quantité négligeable qu’il s’en débarrasse à la fin avec une confondante désinvolture, ne condescendant à écrire aucun mot décisif sur leur avenir proche ou lointain, les abandonnant au milieu du gué de lecture ?

Ce qui justifie cette attitude n’est autre que le sujet véritable du livre, qui tourne autour de la question insoluble de l’art, métaphorisée par l’occupation, en vérité désespérée, du narrateur sur la voie de devenir un grand peintre (ce ne sera en toute vraisemblance qu’un feu de paille) : peindre des visages en révélant la plus secrète vérité de ceux qui les portent, alors que la complexité de l’âme humaine est telle qu’en réalité sa seule représentation possible est « l’homme sans visage » présent dès le Prologue. La grandeur de la tentative de l’artiste tient à cela, précisément : que rien n’est représentable, ni par le trait et la couleur, ni par l’écriture. Grandeur de l’inévitable échec. Grandeur de l’acharnement mis à ramper dans l’étroit dédale du labeur créatif, au bout duquel brille l’espoir, à jamais déçu, de comprendre enfin le monde et l’homme.

Seule peut-être la musique – dont Murakami, ancien patron d’un club de jazz mais également passionné par et connaisseur de classique, est féru – serait capable dans son évanescence d’exprimer quelque chose de la vraie nature des êtres et des choses.

À ces interrogations sans réponse, Murakami se livre, en compagnie de son ami, le chef d’orchestre Seiji Ozawa, dans De la musique. Conversations, paru en même temps chez Belfond que le présent feuilleton, coïncidence sans doute significative. Murakami a soixante-et-onze ans. Il est temps pour lui de réfléchir à sa pratique et de se demander s’il pourra un jour faire sienne la fulgurante formule esthétique du peintre Hokusai : « Quand j’atteindrai l’âge de 90 ans, je poserai un seul point sur le papier, et ce point sera vivant. »

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