Arles, par temps de traduction

En attendant Nadeau a suivi les Assises de la traduction littéraire, qui se tenaient du 9 au 11 novembre à Arles. Son thème : « traduire le temps ».

Le Méjan, ancien quartier d’Arles. Méjan, « du milieu », entre terre et Rhône. Au fronton de l’ancienne église Saint-Martin, ou chapelle du Méjan : « Coopérative des éleveurs de mérinos ». Il y a bien longtemps qu’on ne fait plus ni messe ni laine. Une petite foule se presse néanmoins à l’entrée. A l’intérieur, la salle est comble. Des étudiants s’installent à côté de retraités. L’ancienne ministre de la culture, Françoise Nyssen, est assise sur les marches de la scène. Le maire d’Arles, Hervé Schiavetti, est bloqué dans les embouteillages. À l’autre bout de la ville, dans l’Hôtel-Dieu où Vincent Van Gogh fut alité l’oreille coupée, on vend les derniers tickets violets, jaunes, verts, bleus. Pourquoi Arles, un week-end d’Armistice ? Pour tenter de « traduire le temps ».

Santiago Artozqui, président de l’association ATLAS qui organise chaque année les Assises de la traduction littéraire, tient le micro : « Le temps imparti à la traduction littéraire est de plus en plus réduit, notamment du fait des traductions automatiques. Mais pour le moment, les algorithmes de Google ne parviennent pas à lire entre les lignes, ce qui est le propre du métier de traducteur. » Pas si certain, il annonce la création d’un Observatoire de la traduction automatique.

Arles Assises Traduction En attendant Nadeau

Étienne Klein © Romain Boutillier/ATLAS

L’homme qui mène la conférence inaugurale de ces Assises n’a jamais rien traduit, il le dit lui-même. Étienne Klein réfléchit au temps physique, ou du moins au temps des physiciens. Comment traduire le temps décrit par la science ? Comment traduire des équations en mots ? Bravache, il joue l’étonnement : « Comprendre en 2018 ce que Saint Augustin a écrit au IVe siècle à propos du temps, c’est quand même suspect. Cela signifie que nous continuons à parler du temps comme lui. Dans la phrase « Je n’ai pas le temps » ou « le temps passe », le mot « temps » n’a rien à voir avec le temps. Que veut-on dire quand on dit « le temps » ? » Salle stupéfaite d’admiration, ou peut-être complètement perdue devant la possibilité du non-sens.

Après avoir évoqué les conséquences de la traduction des thèses d’Einstein en France (et notamment du terme « relativité », souvent confondu avec « relativisme »), Étienne Klein enfonce le clou : « Le langage est miné, et ce n’est surtout pas à partir de lui qu’on réglera la question de la nature du temps. Car quand on parle du temps, on traduit plutôt nos expériences du temps. On devrait donc plutôt parler de durée, de temporalité. Mais comment les traduire ? » « Je n’ai pas tout compris, mais il est fort », glisse une dame en sortant de la salle surchauffée. Le public est enjoué, même si parfois pas d’accord du tout.

La salle se vide, se remplit de nouveau. « Il était impossible de ne pas évoquer Proust », s’exclame Jürgen Ritte, modérateur d’une table-ronde sur « Traduire À la recherche du temps perdu » Cela se discute. Tout comme le choix de la première phrase, du titre et du sempiternel épisode de la madeleine. Karin Gundersen, également traductrice de Barthes, de Derrida et de Nerval, lit le célèbre incipit en norvégien, en danois et en suédois : « Ce n’est pas si facile que ça ! » « Est-ce que ça se dit, réviseur en français ? », demande Lydia Davis, qui a traduit Du côté de chez Swann en américain.

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© Romain Boutillier/ATLAS

Elle reprend les différentes versions de « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » : « Time was when I always went to bed early… Time and again I have gone to bed early… For a long time I used to go to bed early… » Les trois proustiens s’accordent lorsque Luzius Keller, qui a repris l’ensemble de la traduction allemande, lance l’air désespéré : « Il est impossible de traduire le jeu de mots entre bonne heure et bonheur ! » Il poursuit : « Impossible, en allemand qui en met à chaque mot, de mettre une majuscule à Temps comme Proust le fait. » Dans ces conditions, pourquoi ne pas ôter sa majuscule au temps ?

Les Assises sont aussi le moment de remise du prix de traduction de la ville d’Arles, remporté par la traductrice d’auteurs de langue portugaise Elisabeth Monteiro Rodrigues pour De la famille, recueil de nouvelles de Valerio Romao (Éditions Chandeigne, 2018). Un membre du jury : « On n’était pas tous d’accord sur le livre en lui-même, mais on juge avant tout d’une traduction : celle-ci l’a clairement emporté. » Elisabeth Monteiro Rodrigues traduit aussi l’auteur angolais Manuel Rui et le grand écrivain mozambicain Mia Couto. Elle planche actuellement sur sa trilogie à paraître aux éditions Métailié, qui comporte les volumes Mulheres de cinza (« Femmes de cendre »), A espada e a azagaia (« L’épée et la sagaie ») et O bebedor de horizontes (« Le buveur d’horizons »).

Le boulevard des Lices est parsemé de restes du marché. Cette fois-ci, c’est le théâtre qui se remplit. Au rez-de-chaussée, Josée Kamoun justifie les choix effectués dans sa récente traduction de 1984, de George Orwell (Gallimard), puis Julio Premat explore le temps de la mélancolie dans les textes de l’écrivain argentin Juan José Saer. À l’étage, trois correcteurs de traductions évoquent pour la première fois leur travail. Olivier de Solminihac, à la fois auteur et chargé d’édition, sort de sa besace une page de manuscrit encore enfermé dans son enveloppe timbrée. « Un texte est une matière complexe, qui a besoin de temps », insiste à ses côtés Patricia Duez, éditrice indépendante et relectrice. « Mais il m’arrive souvent d’être la première lectrice du texte », se désole Delphine Valentin, correctrice et traductrice de l’espagnol. L’intitulé de sa fonction est magnifique, mais à l’heure de la correction automatique, le « préparateur de copie » tend à disparaître des maisons d’édition. On se surprend plongé dans le temps intermédiaire dans lequel s’inscrit le texte corrigé, et dans la polysémie du mot « correction ».

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© Romain Boutillier/ATLAS

Si les traducteurs et les correcteurs semblent ne plus avoir le temps, ou de moins en moins, libre au lecteur de le prendre. Marie-Madeleine Fragonard, traductrice de Rabelais, et Nathalie Koble, traductrice des Lais de Marie de France et des poèmes des troubadours, sont des lectrices immergées dans un temps autre, ancien, et pourtant familier, depuis lequel elles pensent notre contemporain : le temps des écritures et des langues du Moyen Âge. Elles sont réunies autour de « traduire en français nouveau ». « Dès 1530, des traités demandent de formaliser le français phonétiquement », rappelle la première, qui insiste sur le plurilinguisme de Rabelais et la nécessité des éditions bilingues dans ce cas (Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel, Quarto-Gallimard, 2017).

Nathalie Koble lit à voix haute un poème issu de la tradition des valentines, textes apparus au XIVe siècle et d’emblée bilingues, en pleine guerre entre Français et Anglais. Comme par enchantement, une langue française étrangère parcourt la chapelle du Méjan. Nathalie Koble : « C’est une fascination dont il faut se départir, car l’esthétique du poème n’est pas dans la variation graphique qui nous semble bizarre aujourd’hui. Elle se trouve plutôt dans le déploiement de la polysémie d’un mot. Toute traduction est appelée à être dépassée : c’est le cœur de toutes les littératures. »

« Le problème, c’est qu’on ne peut pas tout faire », résume bien l’un des 500 spectateurs. Les Assises, joyeuses et ludiques, offrent un programme de grande qualité mais chargé, où de nombreux ateliers de traduction se tiennent simultanément. Après une « conférence percutée » du batteur Simon Goubert, qui explore le tempo dans l’ensemble de ses divisions possibles, le metteur en scène David Lescot, « grand témoin des Assises », résume en guitare ces trois jours de traduction. 11 novembre oblige, il joue une Marseillaise, mais sur un rythme de bossa nova. L’édition 2019 aura pour thème « traduire l’humour ».

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