Mary Beard, spécialiste de l’Antiquité, s’intéresse à la représentation des femmes au pouvoir en Occident, depuis le passage de l’Odyssée où Télémaque demande à sa mère de se taire, la parole publique étant une affaire d’hommes, jusqu’aux caricatures contemporaines d’Angela Merkel ou d’Hillary Clinton sous les traits de Méduse. Non sans humour, son manifeste intitulé Les femmes et le pouvoir s’inscrit pleinement dans le moment historique ouvert par le mouvement « Me Too ».
Mary Beard, Les femmes et le pouvoir. Un manifeste. Trad. de l’anglais par Simon Duran. Perrin, 128 p., 10 €
La liste des auteurs grecs et romains qui excluent les femmes du pouvoir est longue ; le babil, la voix haut perchée de ces dernières n’aurait selon eux aucune raison d’être dans la vie publique, encore moins en politique. Aujourd’hui encore, le pouvoir et l’autorité sont associés au masculin, dans les sphères politiques comme universitaires. Tel est l’objet des deux parties du livre, adaptées de conférences prononcées par Mary Beard à l’invitation de la London Review of Books en 2014 et 2017. Les exemples choisis pour évoquer la condition féminine après l’Antiquité sont essentiellement choisis dans le monde anglo-saxon, d’Elizabeth Ire aux fondatrices du mouvement Black Lives Matter en passant par Sojourner Truth et Margaret Thatcher.
Sans aucun doute, à en juger par les œuvres antiques, les femmes de cette époque n’avaient pas voix au chapitre ; quand elles n’étaient pas réduites au silence (transformées en bêtes ou mutilées), leur prise de parole ne portait guère à conséquence. Lucrèce dénonce publiquement son violeur, certes, mais se donne aussitôt la mort. Même la célèbre pièce Lysistrata d’Aristophane ne reconnaît en fin de compte aux femmes aucun pouvoir véritable. Les rares femmes qui exercent le pouvoir ou prennent la parole pour remettre en cause la loi, à l’instar de Clytemnestre ou d’Antigone, sont perçues comme une menace pour l’ordre établi et finissent mal. Les menaces de viol ou de mort dont les femmes font de nos jours l’objet, en ligne notamment, descendent directement de cet héritage gréco-romain.
Les livres d’histoire – anglais et américains, du moins – font bien une place à des discours de femmes, tel celui d’Elizabeth Ire à ses troupes au moment d’affronter l’Armada espagnole ou celui de Sojourner Truth en faveur d’une véritable égalité entre les citoyens américains (hommes ou femmes, Blancs ou Noirs), mais rien n’atteste qu’ils aient été ainsi prononcés. Qui plus est, dans ces discours, les femmes s’attribuent des qualités masculines ; aujourd’hui, les femmes politiques qui travaillent à donner à leur voix une tonalité plus grave ou arborent des tailleurs pantalons ne font pas autre chose. Elles se masculinisent pour tâcher de gagner en autorité.
Mary Beard fait également référence à Herland de Charlotte Perkins Gilman (récemment traduit en français aux éditions Books), un roman de 1915 qui imagine une société parfaite entièrement féminine. Utopie insolite redécouverte des décennies plus tard par les féministes, mais dont le deuxième volet, With Her in Ourland, reproduit en fin de compte les schémas traditionnels de domination masculine, comme le souligne Mary Beard à la fin de son livre. La condition féminine s’est indéniablement améliorée, mais il reste encore beaucoup à faire.
Le livre, paru peu de temps après l’affaire Weinstein et la naissance du mouvement #MeToo, a connu un certain succès à sa sortie dans le monde anglophone. Il est le pendant historique des fictions récentes telles que Le pouvoir de Naomi Alderman. Il n’y a pas de recette pour changer le monde, mais prendre conscience de nos schémas de pensée est un bon début. « Si nous fermons les yeux en essayant de faire surgir en nous l’image d’un président ou – pour parler de l’économie de la connaissance – d’un professeur, ce que nous voyons, pour la plupart d’entre nous, n’est pas une femme. Et cela est vrai même si on est soi-même une femme professeur : le stéréotype culturel est si puissant que, dans mon propre imaginaire, il est toujours difficile pour moi de m’imaginer dans la position que j’occupe, ou d’imaginer quelqu’un comme moi occupant cette position », écrit Mary Beard avec un sens de l’autodérision tout britannique.
Dans une interview à la Los Angeles Review of Books il y a quelques mois, elle va plus loin : les stéréotypes sur le masculin et le féminin sont inscrits dans la langue elle-même. Loin des débats sur la féminisation de certains noms ou l’écriture inclusive, force est de constater que certains adjectifs ont des connotations plus positives appliqués aux hommes qu’aux femmes ; « ambitious » est l’exemple qu’elle donne – de façon intéressante, comme les adjectifs ne s’accordent ni en nombre ni en genre en anglais, c’est bien une question culturelle et non purement formelle.
Depuis plusieurs années, certaines romancières de langue anglaise donnent voix aux personnages féminins de l’Antiquité : Ursula K. Le Guin dans Lavinia, Margaret Atwood dans L’Odyssée de Pénélope, Pat Barker dans le tout récent et bien nommé The Silence of the Girls (inspiré de l’Iliade). Quoi que l’on pense de telles réécritures, cela participe de cette volonté de changer les archétypes. Pour revenir au domaine des idées, deux Américaines viennent de publier des livres sur les femmes et le pouvoir ; comme Mary Beard, toutes deux constatent la place limitée réservée aux femmes dans la vie publique comme dans la mémoire collective, ainsi que la masculinisation choisie par certaines pour mieux être entendues ou intégrées. Leur angle d’attaque est cependant différent : Mary Beard examine particulièrement le rapport à la parole, tandis qu’elles s’intéressent à la colère, généralement perçue, en Occident du moins, comme une émotion masculine.
Une femme qui exprime sa colère est facilement traitée de harpie ou de furie (l’Antiquité est décidément partout) et elle a peu de chances d’être prise au sérieux, c’est-à-dire que l’on cherche à comprendre la raison de sa colère. Soraya Chemaly et Rebecca Traister défendent l’idée que la colère est liée au pouvoir ; face à une injustice, elle constitue le premier pas vers une amorce de changement. Dans un monde dominé par les hommes, de façon plus ou moins insidieuse est ancrée l’idée qu’une femme n’a pas à montrer sa colère. L’une et l’autre reconnaissent avoir intégré cette répression de la colère féminine, de la même façon que Mary Beard est parfaitement consciente d’avoir intégré l’image d’un pouvoir masculin. Leurs livres, nourris d’exemples historiques ou contemporains et de recherches universitaires, prolongent la discussion engagée par l’historienne britannique : lorsque des femmes parviennent à exprimer une colère légitime, la révolution n’est pas loin.
Deux ans après la défaite d’Hillary Clinton à l’élection présidentielle américaine, à l’heure où la dénonciation des violences faites aux femmes s’étend à de plus en plus de pays, la réflexion sur les femmes et le pouvoir ne cesse de s’enrichir de nouvelles contributions.