Un quatuor claudélien

Le directeur du Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne, Christian Schiaretti, vient de créer aux Gémeaux, scène nationale de Sceaux, dirigée par Françoise Letellier, sa mise en scène de L’Échange de Paul Claudel, dans la première version de la pièce.


Paul Claudel, L’Échange. Mise en scène de Christian Schiaretti. Les Gémeaux (Sceaux) jusqu’au 1er décembre. TNP de Villeurbanne du 6 au 22 décembre. Tournée jusqu’au 4 avril 2019.


La grande richesse de la vie théâtrale à Paris et en Ile-de-France tient en partie à des programmations venues des régions. Ainsi il existe un partenariat durable entre le TNP et les Gémeaux. Cette fois le spectacle de Christian Schiaretti est d’abord créé à la scène nationale de Sceaux, qui le coproduit, avant d’être représenté à Villeurbanne, puis en tournée.

Dans l’œuvre de Paul Claudel, L’Échange est une pièce singulière qui observe la règle des trois unités. Elle se déroule de « la courte durée du lever du soleil à son coucher », « en Amérique, sur une plage au fond d’une baie enceinte par les roches et par des collines boisées ». Elle montre la désunion de jeunes époux, pauvres, en fuite, sous l’emprise d’un couple plus âgé. Marthe a quitté son village de la campagne française pour suivre, de l’autre côté de l’Atlantique, Louis Laine, jeune Indien métis. Ils vivent provisoirement sur le domaine d’un riche homme d’affaires américain, Thomas Pollock Nageoire, et de sa compagne, l’actrice Lechy Elbernon. La pièce met en jeu toutes les contradictions d’un auteur de vingt-cinq ans, qui a pu ensuite dire : « C’est moi qui suis tous les personnages, l’actrice, l’épouse délaissée, le jeune sauvage et le négociant calculateur ».

Paul Claudel écrit la pièce en 1893, quand il découvre les États-Unis, vice-consul à New York. Il traduit dans la même période Agamemnon : « Eschyle me donnait la formation prosodique dont j’avais besoin. Le vers dramatique par excellence ou le vers lyrique, c’est l’iambe. » En 1951, Jean-Louis Barrault, qui avait mis en scène Le Soulier de satin, puis Partage de midi, souhaita monter L’Échange. Claudel composa alors une seconde version, plus de cinquante ans après la première. Déjà, en janvier 1914, lors de la création de la pièce, au Vieux Colombier, par Jacques Copeau, il avait accepté des coupes dans des passages qu’il jugeait « bien longs et bien déclamatoires et même un peu ridicules ».

Antoine Vitez, lui, était revenu à la première version pour sa mise en scène en 1986 : « Je suis toujours sensible à la différence de style. La deuxième me plaisait et je ne l’aime plus. Je trouvais belle cette vulgarité (au sens propre) des personnages et la cruelle bonhomie du langage. À présent, j’y vois la crainte du vieux poète devant l’incongruité d’une œuvre de jeunesse. » L’ancien auditeur libre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique partage le choix de celui dont il suivit les cours et qui demeure une de ses grandes références.

Paul Claudel, L’Échange.

© Michel Cavalca

Christian Schiaretti prolonge cette transmission, en attribuant le rôle de Thomas Pollock Nageoire à Robin Renucci, magnifique Camille dans Le Soulier de satin, l’inoubliable mise en scène d’Antoine Vitez au Festival d’Avignon 1987. Il lui a déjà confié le rôle de Salluste dans Ruy Blas, d’Arnolphe dans L’École des femmes, du professeur dans La Leçon d’Eugène Ionesco. Ces spectacles, créés au TNP, ont été repris, en format réduit, pour les tournées des Tréteaux de France, que dirige Robin Renucci. Dans leur partenariat régulier, tous deux participent aux Rencontres de Brangues, rendez-vous annuel dans le domaine de Paul Claudel. Cet été, ils ont déjà donné une lecture de L’Échange, dans leur commun souci de la langue, du respect du verset.

La composition du quatuor était décisive pour la performance que requiert la première version ; seule Louise Chevillotte est nouvelle venue dans l’équipe de Christian Schiaretti, qui avait déjà distribué trois des quatre interprètes dans ses précédentes mises en scène. Sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, elle a été révélée au cinéma dans L’Amant d’un jour de Philippe Garrel et a été remarquée au Festival d’Avignon dans trois spectacles. Francine Bergé, familière du verset claudélien depuis Le Soulier de satin par Jean-Louis Barrault, a été, en 2015, une étonnante Liliane Bettencourt dans Bettencourt boulevard ou une histoire de France de Michel Vinaver. Marc Zinga, protagoniste, en 2013, dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire, en 2017, dans La Tragédie du roi Christophe du même Césaire, s’est affirmé comme grand acteur de théâtre dès ses débuts. Le choix de ce comédien d’origine congolaise pour le rôle de l’Indien métis s’impose d’entrée de jeu, peut suggérer une origine liée à l’esclavage des ancêtres dans la colère de Louis Laine contre l’Amérique.

Le texte de la première version est joué dans son intégralité, mais la mise en scène s’inspire aussi de la seconde. Ainsi en ouverture, Marthe se tient debout, affrontant une pluie d’eau et de sable, et non pas assise, malgré la présence d’un petit tabouret, seul accessoire sur le plateau nu. Elle réussit à préserver la force de son ancrage terrien, même à la révélation de la nuit passée par son mari avec Lechy, du marché conclu entre les deux hommes, face aux humiliations infligées par l’actrice. Louise Chevillotte en fait une jeune femme telle que Paul Claudel la concevait à la fin de sa vie, non plus telle qu’il pensait l’avoir initialement créée, faible et vulnérable.

Les didascalies de la seconde version commencent ainsi : « Louis Laine nu. Il vient de sortir de l’eau », ce qui correspond à son apparition dans le spectacle, actualise le récit de son retour : « Et je marchais tout nu ». En secouant ses petites tresses, se mordillant le pouce, il va répondre, à la demande d’amour répétée de « Douce-Amère », à la fois par la revendication de sa liberté, de son bon plaisir et par un serment de fidélité. D’entrée le jeune couple s’affronte durement, physiquement, jusqu’à ce que se profilent, au lointain, les deux élégantes silhouettes des propriétaires.

Francine Bergé est dans « la splendeur de l’âge », selon l’expression de Marguerite Duras. Robin Renucci apparaît délibérément vieilli par une barbe et des cheveux blancs. Ils correspondent à l’hypothèse d’une « guerre des générations » évoquée par Christian Schiaretti : « Il y a du point de vue d’un soleil se couchant une haine et une envie de possession du scandale que représente alors le matin. L’initiative de l’échange est unilatérale. » (Cahier du TNP , n° 18). Ils apportent aussi une discrète touche contemporaine : Thomas montre des photos sur son téléphone ; Lechy porte, au fil de la journée, différentes tenues à la mode, qui contraste avec l’unique robe sans âge de Marthe (costumes de Mathieu Trappler). Ils appartiennent bien à notre monde, lui avec la toute puissance de l’argent, elle avec son narcissisme et sa frivole arrogance.

Mais Christian Schiaretti s’est bien gardé d’autres signes d’actualisation. Il fait trop confiance à une très grande pièce, à une rare interprétation, à la fois incarnée et attentive à la prosodie. Il confie son quatuor à un espace nu, très profond ; les entrées se font dans une quasi obscurité, à l’arrière du plateau ; au dénouement surgit la silhouette d’un cheval, chargé du corps de Louis Laine (scénographie de Fanny Gamet). Mais il ne renonce pas pour autant à la beauté visuelle d’un rivage métamorphosé par des tâches de couleur, des lumières changeantes (de Julia Grand), jusqu’à l’apparition, au dernier acte, d’innombrables « mouches à feu » suspendues, d’avant la disparition des lucioles. Avec cette première version de L’Échange, ce quatuor si harmonieusement accordé, Christian Schiaretti propose une des plus belles mises en scène d’un riche parcours, depuis ses débuts en 1980, depuis son arrivée à la direction du TNP en 2002.

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