Un grand roman d’aventures messianiques

Olga Tokarczuk voyage. Elle écrit partout, confie-t-elle, de préférence dans les trains, les salles d’attente, aux toilettes ou assise sur des marches d’escalier… Pour autant, elle n’est pas une « écrivaine voyageuse ». La romancière polonaise voyage dans le voyage. Elle ausculte une condition, celle des humains en mouvement perpétuel. Pour elle, nous sommes tous des « pérégrins » (titre de son précédent roman), et « le but de [ses] pérégrinations est toujours la rencontre d’un autre pérégrin ». Tel est le « grand voyage » qui nous emmène à la fin du XVIIIe siècle, dans un monde en décomposition, « à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres mondes ».


Olga Tokarczuk, Les Livres de Jakób ou le Grand voyage. Trad. du polonais par Maryla Laurent. Noir sur Blanc, 1 030 p., 29 €


Mille pages denses, qui vous saisissent et vous envoutent. Une belle traduction. Un livre fou, extravagant. Sept livres qui nous racontent les pérégrinations d’un illuminé de cette époque, Jakób Frank (1725-1791), hérétique anti-talmudiste. Né dans un milieu juif très pauvre, au fin fond de la Podolie, une province du royaume de Pologne (actuellement en Ukraine occidentale), il a un père partisan de Sabbataï Tsevi, le messie autoproclamé du siècle précédent. Le jeune Jakób Lejbowicz fréquente les centres du sabbataïsme d’Izmir et Salonique, et ceux de Moldavie. Adulte, il se proclame lui-même messie, se présente sous le nom de Frank qui signifie « étranger », car « être un étranger, c’est être libre, avoir derrière soi un grand espace, une steppe, un désert ». Il porte des costumes turcs. Il est excommunié par le pouvoir rabbinique, se convertit à l’islam et reconnait la Trinité catholique, tout en professant un syncrétisme religieux. Réfugié chez les Ottomans voisins, il revient en Pologne au grand dam des orthodoxes : « Alors que Jakób traverse villes et villages, les Juifs orthodoxes courent derrière lui en criant : ‘’Trinité ! Trinité’’, comme si c’était une insulte. Parfois, ils ramassent des pierres qu’ils jettent sur ses adeptes. D’autres, ceux qui ont cru au prophète interdit Sabbataï Tsevi, le regardent avec curiosité et un petit groupe d’entre eux suit Jakób », écrit Olga Tokarczuk.

Il lève une foule de « vrais croyants », 15 à 20 000 personnes : « Les villages se transmettent Jakób comme une sainte curiosité. Là où il s’arrête pour la nuit, les gens se regroupent aussitôt, regardent par les fenêtres, et, tandis qu’ils écoutent ses paroles sans les comprendre complètement, l’émotion leur emplit les yeux de larmes. » Pourchassé par les rabbins, il s’allie avec la hiérarchie catholique au prix d’un alignement sur son antijudaïsme, trouve les appuis du roi de Pologne, du tsar et même de Marie-Thérèse d’Autriche. Emprisonné, banni, toujours suivi d’une cour de plusieurs centaines d’adeptes, il meurt à Offenbach, en Allemagne, entouré de ses disciples, en disant : « Je suis venu libérer [le monde] de toutes les lois et règles qui existaient jusque-là. Il fallait détruire tout cela pour qu’alors se dévoile le Dieu bon ». Le mouvement frankiste a été entretenu par sa fille Ewa jusqu’à sa mort.

Olga Tokarczuk, Les Livres de Jakób ou le Grand voyage

Jakób Frank

Jakób n’apparaît qu’au deuxième livre du roman d’Olga Tokarczuk. Auparavant, et tout au long de son voyage, nous nous familiarisons avec un monde étrange, pauvre, pittoresque, aux religions et coutumes multiples, que nous ouvre une rencontre dans un petit village de Podolie. Celle d’un mystique juif qui conserve de vieux livres, dont une édition rare du Zohar, la référence du messianisme apostat des sabbataïstes, et d’un prêtre, curé d’un village voisin, qui collectionne les livres pour écrire, tel un encyclopédiste, un ouvrage qui compilerait tous les savoirs humains. Mais ils n’ont pas de langue commune. Le premier vit avec sa grande famille au cœur d’un schtetl, parle hébreu et yiddish ; le second n’entend que le polonais et le latin. Ils ne se comprennent pas, et se devinent par le truchement du Ruthène qui travaille là. Ces deux personnages, comme une trentaine d’autres, se déplacent sans cesse, se répondent, s’écrivent, s’affrontent, dans un monde pré-moderne où commencent à percer les Lumières, mais où dominent les superstitions. L’auteure varie les points de vue. Elle en suit un, donne la parole à un autre, nous donne accès à une belle correspondance entre ce prêtre et une poétesse polonaise oubliée. Ou bien au Journal de celui qui devient le secrétaire de Frank, qui, en plus de conter la saga du Maître, rédige des « Reliquats », sorte de journal intime qui nous livre ce que ni les autres ni la narratrice n’osent nous dire.

La force de ce long récit tient justement à cette construction savante des Livres, aux regards juxtaposés sur des événements et des personnages inattendus. Nous sommes loin du XVIIIe siècle des libertins français ou italiens, plutôt dans l’atmosphère sombre et décadente du royaume de Pologne appelé à disparaître bientôt (premier partage en 1772), où les ambitions des empires voisins et des religions concurrentes s’affrontent, avec une petite aristocratie polonaise appauvrie qui porte des chapeaux à plume parce qu’elle se prend pour la descendance d’un peuple mythique décrit par Hérodote, les Sarmates ; avec un monde juif oppressant sous la règle de fer des rabbins ; ou encore des personnages historiques, notamment des évêques vautrés dans leurs richesses, cruels et corrompus. Ainsi, ce futur archevêque de Lwów qui joue aux cartes sa fortune, y compris ses ornements sacerdotaux, perd, s’endette auprès de Juifs, et finit par faire torturer et condamner ces mêmes Juifs sous prétexte d’un meurtre rituel imaginaire, en fait pour récupérer son argent. Se dégage de ces pages au style très visuel, bien rendu par la traductrice, où l’on croise quelquefois des mots du XVIIIe siècle, le portrait d’une société fortement inégale, avec serfs, clergé et nobles, où dominent les haines et les conflits plus que la légendaire tolérance. Un personnage le dit : « La Pologne est un pays où la liberté confessionnelle et la haine religieuse sont à égalité. D’un côté les Juifs pratiquent leur religion comme ils l’entendent, ils ont des droits et une juridiction propre. De l’autre côté, la haine à leur encontre est telle que le mot ‟juif” lui-même est frappé d’indignité et les bons chrétiens s’en servent comme d’une malédiction. » Un tableau qui, lors de la sortie du roman, a fort déplu aux Polonais, qui ne voient cette vieille république nobiliaire que dans le mythe romantique de la tolérance et de l’accueil.

Olga Tokarczuk, Les Livres de Jakób ou le Grand voyage

Le parfum de cette époque est rendu par la précision des évocations, le goût des détails et des petites anecdotes. On mange et boit beaucoup dans ce livre, souvent mal, on s’habille à la turque, à la française, à la sarmate, ou de haillons, on marche dans la boue, dans des rues fangeuses, défoncées, pleines de flaques, on croise des chariots et des calèches rutilantes, des « puterelles » (prostituées) et des femmes palatines, on se méfie des ruelles sombres et dangereuses par excellence, mais on aime aussi découvrir des nouveautés rapportées par les caravanes d’Orient : le  « caffé » et « l’herbe à thé » (thé se dit en polonais herbata).  Et nous traversons des paysages sublimes, des forêts, des fleuves, de longs chemins chargés de sorts et de réminiscence, car « le vent est le regard des Morts ».

La complexité de ce temps qui nous rappelle parfois le nôtre enveloppe d’ambiguïtés le mouvement frankiste qui nous apparaît sous différentes facettes. Nous le percevons d’abord comme un mouvement rebelle, une révolte contre l’ordre ancien qu’incarne, dans le milieu juif, le pouvoir rabbinique avec ses règles intransigeantes et son tribunal. Puis nous commençons à douter. Outre le galimatias syncrétique prôné par Frank, ce « mauvais prophète » disait Gershom Scholem, il y a ses rapprochements avec la hiérarchie catholique antijuive. À deux reprises, celle-ci organise de grandes « disputations publiques », sorte de tribunal où, devant l’establishment local, se tiennent des joutes théologiques entre d’un côté les partisans de Frank et de l’autre le grand rabbinat, avec au centre, en juges, les évêques. La première fois, en 1757, ceux-ci donnent raison aux hérétiques ou « vrais croyants ». Ce qui se solde immédiatement par des autodafés du Talmud et le saccage des maisons juives : « Le plus souvent, la foule s’engouffre dans une maison juive et, aussitôt, un livre lui tombe entre les mains. Tous les ‘’talmuts‘’, tous ces textes impurs écrits dans un alphabet distordu et de droite à gauche atterrissent immédiatement dans la rue où, à grand renfort de coups de pied, on les regroupe en un tas qu’on enflamme. » De vrais pogroms s’ensuivent. La seconde fois, dans la cathédrale de Lwów, l’été 1759, les mêmes s’affrontent devant une foule qui arrive lentement sous la canicule : « Les paysans vendent des petites quetsches sucrées de Hongrie et des noix de Valachie. » Frank a « enfin daigné se montrer » face aux « sages juifs éminents et [au] Rabbi en personne ». Or, ce jour-là, on débat de la véracité de l’accusation de meurtre rituel de chrétiens par les Juifs. Et ce sont les partisans de Frank qui accréditent cette funeste légende !

Olga Tokarczuk, Les Livres de Jakób ou le Grand voyage

Olga Tokarczuk © Jacek Kołodziejski

De même, les accusations d’orgies sexuelles, constamment nourries par les adversaires du prophète anti-talmudiste, sont évoquées avec nuance. Olga Tokarczuk y voit un penchant moderne pré-utopique, elle évoque les communautés d’hérétiques mues par une sorte de projet fouriériste, vivant en partage total des biens, abolissant les rapports marchands, et constituant un nouveau rapport amoureux fondé sur la communauté sexuelle. Les partisans de Frank s’installent un temps dans un village à la frontière turque, Iwanie, qu’ils transforment en une sorte de phalanstère biblique : « Il en était ainsi dans le monde avant la Loi, explique un disciple du Maître. Tout était en commun, tout bien appartenait à tous et chacun avait suffisamment, le ‘’tu ne voleras pas’’ et le ‘’tu ne commettras pas d’adultère’’ n’existaient pas. » Les descriptions d’Iwanie rappellent celles des communautés des années 1960, aux États-Unis ou en Europe, avec les mêmes contradictions et les mêmes réticences de certaines femmes, bien qu’il soit possible « de louer un homme pour concevoir des enfants ».

De nombreux personnages féminins rayonnent dans ce livre étonnant. Le Maître est entouré de femmes, dont « une garde rapprochée » composée de deux jeunes femmes « supposées veiller sur lui » : « La première, une très belle demoiselle de Busk, blonde au teint rose, toujours joyeuse, le suit un demi pas derrière. La seconde, Gitla de Lwów est grande, fière comme la reine de Saba, elle parle rarement. » S’il a changé rapidement la première, l’autre l’a suivi jusqu’à la fin, et devient un personnage attachant du roman. Plus généralement, les femmes tiennent une place centrale dans cette histoire, mais avec des caractères différents. Les Polonaises sont énergiques et charmeuses, elles font face à la réalité, anticipent les événements, elles tentent sans cesse de guider la vie des autres. Plus profondes, les Juives sont portées par le destin, elles fascinent ; elles font vaciller les sens, mais n’essaient pas de changer leur destinée. Et finalement, ce grand voyage est surveillé, mémorisé, évoqué, jugé, par  l’âme-raison d’une femme imaginaire, Lenta, qui meurt au début du premier livre, sans vraiment mourir. Elle nous accompagne. Elle ne professe aucune religion. À l’image d’un drone survolant ce maelstrom de superstitions, d’amours, de rêves, de violences et de peurs, elle « prend peu à peu l’habitude de compter les Morts ». Elle a « pour eux une sorte de tendresse quand ils la frôlent telle une brise chaude, elle qui se trouve bloquée à la frontière entre la vie et la mort. […] La religion des Morts est maintenant devenue la sienne, avec leurs tentatives si imparfaites, jamais abouties, avortées, de réparer le monde ». Olga Tokarczuk, la pérégrine, nous sort des mythologies mémorielles.

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