Les secrets de Dina

Dans ses textes et lectures critiques rassemblés sous le titre Défis aux labyrinthes, Italo Calvino note que « nous écrivons toujours sur quelque chose que nous ne savons pas : nous écrivons pour qu’il soit rendu possible pour le monde non écrit de s’exprimer à travers nous ». La prolifique Herbjørg Wassmo pourrait reprendre à son compte une telle définition (malgré ce que nous savons de sa grande popularité, non seulement dans son pays, la Norvège, mais dans le monde entier, qui prévient contre elle certains lecteurs).


Herbjørg Wassmo, Le testament de Dina. Trad. du norvégien par Loup-Maëlle Besançon. Éditions Gaïa, 558 p., 24 €


Les sagas de Wassmo, dont la plus connue est sans nul doute Le Livre de Dina, trilogie où s’exprime de façon presque horrifique le « monde non écrit », selon l’expression de Calvino, forment un ensemble où l’excès et l’épouvante, le sang et la mort s’unissent comme dans une tragédie où les personnages semblent avoir scellé un pacte avec le démon.

Dans la trilogie intitulée Le Livre de Dina, la fougueuse héroïne, fille unique d’un commissaire de l’extrême Nord de la Norvège, est décrite comme un garçon manqué, folle de chevaux. Un halo de folie l’entoure. Elle a « une sorte de rage dans le corps », est-il dit d’elle. Un mystère criminel plane sur ses jeunes années. Dans les trois volumes, Les Limons vides, Les Vivants aussi, et Mon bien-aimé est à moi, Dina, maîtresse du domaine de Reinsnes, ne se remet pas d’un drame originel, tente de se relever en se mariant, mais un second drame survient, qui bouleverse une nouvelle fois son univers, même si, à ce qui, dans ces pages, porte l’empreinte du Livre de Job, se mêlent les accents du Cantique des Cantiques.

Herbjørg Wassmo, Le testament de Dina

Aux trois volumes – plutôt brefs – du Livre de Dina, Wassmo vient d’ajouter un quatrième tome, Le Testament de Dina, où le lecteur redécouvre ce qu’il savait depuis Les Limons vides : Dina, dans son enfance, avait, « on ne sait comment, réussi à renverser sur sa mère une bassine pleine de soude bouillante ». Dans ce dernier volume, Dina, à l’origine de l’histoire, n’est plus. Mais avant de mourir, elle a confié à sa petite-fille Karna la vérité sur les crimes qu’elle a commis : « Selon les vœux de ma grand-mère, dit Karna, j’ai hérité de tout ce qui lui appartenait. Y compris sa confession. Mais c’est trop lourd pour moi toute seule. Je vais donc demander de l’indulgence pour ce que je m’apprête à vous dire. » Et le message de Dina, c’est qu’elle a tué deux hommes, son mari, Jacob, et le Russe Léo Zjukovsky, venu, croyait-elle, lui apporter la paix et la satisfaction charnelle.

Comme dans les romans crépusculaires de Tarjei Vesaas, Le Livre de Dina s’achève sur ce récit où triomphent la folie et les floraisons glacières de l’âme, pour reprendre une expression d’Artaud. Karna, atteinte d’épilepsie, bascule dans la folie après la mort de Dina. Le fantôme de la grand-mère hante ces pages imprégnées du poison des non-dits. Le roman donne de minutieux renseignements sur le dossier médical de Karna, livre des descriptions de pensionnaires d’asile psychiatrique, des récits de maltraitance dignes des chroniques de faits divers, des révélations sur les nombreux personnages avec lesquels le lecteur a pu faire connaissance dans les trois précédents tomes.

Herbjørg Wassmo, Le testament de Dina

Herbjørg Wassmo © Rolf M. Aagaard

Le Testament de Dina, qui se déroule à la toute fin du XIXe siècle, ne peut manquer de faire penser, à certains moments, aux tableaux d’Edvard Munch. Le cri qui s’élève des brefs chapitres de ce roman est celui de personnages pétris d’angoisse, malades de devoir porter de lourds secrets. Dina la diablesse des trois premiers tomes meurt dans un incendie, mais le microcosme sur lequel elle a régné toute sa vie continue d’être gouverné par son spectre, qui en fait un univers violent, parfois morbide, traversé par des éclairs de démence, mais chargé aussi d’un grand érotisme.

Wassmo écrit sur ce qu’elle ne sait pas, sur ce qui la projette hors d’elle-même, c’est pourquoi ses livres ne sont pas vraiment des sagas, avec ce qu’elles ont de trop bien damé : sa prose incantatoire déborde de sève, et toujours, comme chez Munch ou Vesaas, le lecteur pénètre dans le monde de l’inquiétude, du tourment et de la confusion. Dans ce monde-là, c’est le « non écrit » qui s’exprime, et Wassmo excelle dans l’art de semer le trouble chez le lecteur en l’invitant à exhumer des secrets bien gardés.

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