La domination coloniale, sous toutes ses formes et à toutes les époques, a été et reste une domination sexuelle. Mais ce lien entre sexe et colonisation n’a jamais été jusqu’ici exploré de façon systématique et dans toutes ses dimensions aussi bien historiques que géographiques. Les auteurs de Sexe, race & colonies livrent une véritable somme, dans un livre auquel ont collaboré plus de cent éminents spécialistes. Il ne s’agit pas cependant d’un ouvrage savant. Les auteurs ont choisi de montrer plus que de théoriser. Ce sont en fait les 1 200 illustrations de l’ouvrage qui forment son cœur. Le texte s’enroule autour d’elles, en développements principaux et encarts. D’une certaine manière, Sexe, race & colonies pourrait se lire comme un bel album d’images pornographiques sur papier glacé, qui redouble le regard colonial au lieu de le déconstruire.
Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours. Sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Tharaud et Dominic Thomas. Préface de Jacques Martial et Achille Mbembe. Postface de Leila Slimani. La Découverte, 544 p., 65 €
Dans L’orientalisme, Edward Said avait déjà montré que la colonisation s’est représentée elle-même comme pénétration violente d’espaces vierges. Le rapport colonial est analogue à un rapport sexuel, qui n’est pas à proprement parler un rapport, si l’on se souvient de la formule de Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Achille Mbembe, dans la préface de Sexe, race & colonies, va plus loin quand il énonce que cet « Autre » qu’est le/la colonisé.e est un sexe. La « rencontre coloniale » (qui est une non-rencontre) est ainsi prise de possession jusqu’au tréfonds de leur intimité, de corps dépossédés, à l’égard desquels le colonisateur éprouve à la fois de la fascination et de la répulsion.
Car le colonisateur est d’abord un homme, et ici domination coloniale et domination masculine ne font qu’un. À la virilisation du colonisateur correspond la féminisation des colonisés. Jacques Martial rappelle que les premiers convois de conquérants des Grandes Antilles ne comportaient aucun contingent féminin. La « véritable position du missionnaire », écrit-il, est le viol. Le lien entre sexe et colonies n’est pas accidentel ou conjoncturel. Il constitue une véritable configuration systémique et mondialisée qui partout produit des images et des imaginaires.
Les pratiques et les imaginaires coloniaux ont cependant varié selon les périodes de l’histoire et les lieux où ils se sont développés. Les auteurs de Sexe, race & colonies distinguent quatre temps. Le premier est celui des fascinations, qui se lit dans les représentations des Africains et surtout des Amérindiens, découverts après la conquête des Amériques. Gilles Boetsch montre comment la cartographie elle-même véhicule un regard sexualisé sur le monde. Les portulans destinés à faciliter la navigation s’enrichissent d’illustrations : les régions « exotiques » apparaissent peuplées de corps dénudés, qui se livrent parfois à l’anthropophagie mais signifient aussi une liberté sexuelle fascinante parce que objets d’interdits. La femme blanche idéale est pudique, chaste. Les femmes « autres » sont faciles, lascives, lubriques, donc à la fois désirables et haïssables.
L’ambivalence est ici constamment présente. Si le modèle dominant est le Blanc, les corps « autres », dénudés, comme offerts, fascinent et séduisent. La tension est extrême entre désirabilité et hantise du métissage. Le naturaliste Michel Étienne Descourtilz, cité par Arlette Gautier, disait à la fois, à propos des Noires antillaises que « le plus beau sang a formé ces peuples » et qu’on ne devait pas désirer ces femmes qui n’étaient que des « machines animées ». C’est qu’il s’agissait d’esclaves, vis-à-vis desquelles toutes les transgressions et toutes les violences étaient permises. Des gravures, à peine soutenables, témoignent des pratiques de ceux qui se présentaient parfois comme « des pénis animés érigés » et considéraient qu’ « acheter une esclave c’était obtenir le droit de la pénétrer ».
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, le préjugé de couleur se transforme en raciologie. C’est le moment de l’expansion des impérialismes, du grand partage entre puissances concurrentes mais aussi entre dominants et dominés, colons et colonisés. Cette ère des dominations prendra fin après la Première Guerre mondiale. Le corps du colonisé est entièrement renvoyé du côté du négatif, « sauge » pour l’Afrique, « métis sans conscience » pour l’Amérique du Sud, « fourbe fanatique » pour l’Orient, « danger » pour l’Extrême-Orient et l’Amérique du Nord.
Partout la minorité blanche met en place des dispositifs de catégorisation, de contrôle et de discipline, en particulier par le fouet et les instruments de torture et de mise à mort. II est impossible d’ignorer, écrit Françoise Vergès, « comment la pensée racialiste structure le social et le culturel ». L’invention de la photographie fournit des images précises de cette manière exotique de surveiller et de punir, employons ces termes puisque les concepts foucaldiens sont ici largement utilisés. On voit aussi, dans le passage de l’œuvre picturale à la photographie, comment se fabrique le stéréotype de l’Oriental et de l’Orientale, autour, bien sûr, du fantasme du harem, vu comme un « lupanar privé », prétexte à représenter puis à photographier des corps dénudés de femmes « autres », dans des positions de plus en plus indécentes, jusqu’à l’obscénité. Paris devient la capitale de la licence photographique, sans en avoir l’exclusivité, et les sujets « exotiques » pullulent.
La sexualité coloniale est alors devenue une sexualité interraciale qui est tolérée, même si elle est jugée dangereuse et néfaste, notamment aux yeux des hygiénistes. Le métissage cependant, quoique répandu (nécessité oblige quand un homme se retrouve seul aux colonies), est proscrit. À de très rares exceptions près, les couplages se font entre homme blanc et femme(s) de couleur. La photo, digne et vêtue, prise vers 1900, au Cap, en Afrique du Sud, du révérend (noir) Jotello Soga, avec son épouse Janet Burnside, une Écossaise rencontrée à Glasgow lors de ses études, fait passer un courant d’air frais.
L’ère des dominations, c’est aussi le moment du développement de la prostitution coloniale, et dans les pays du « Nord » de la pathologisation et de la criminalisation de l’homosexualité. Les colonies deviennent alors les territoires d’expression privilégiés de l’homosexualité blanche. En Indochine, par exemple, la pédérastie chez les indigènes, supposés prompts à se laisser sodomiser par de vrais mâles, est présentée comme atavique. « Associée à l’opiomanie, à la prostitution, et à la syphilis, écrit Christelle Taraud, la “pédérastie indigène” devient donc, dans l’Union indochinoise, un des éléments de la domination des uns par les autres ».
La période de la décolonisation, celle du « colonial tardif », est celle où, sous prétexte de spectacles ethnographiques, fleurit le porno colonial. Mais, en même temps, de nouvelles figures apparaissent, comme celles de Joséphine Baker ou des dirigeants des Black Panthers, et la voix des Noirs d’Afrique (Blaise Diagne) ou d’Amérique (William Du Bois) se fait entendre. Les supports iconographiques évoluent avec la bande dessinée et le cinéma. Les contradictions présentes le siècle précédent s’exacerbent, mais un vent d’émancipation s’est levé dont on ne voit guère la trace dans ce volume, tout occupé à explorer les imaginaires coloniaux. Il est vrai aussi que dans cette dernière phase de l’histoire coloniale, après 1945, on assiste à un développement frénétique des violences sexuelles sur les femmes mais aussi sur les hommes.
La question qui se pose depuis 1970 est, pour les auteurs de Sexe, race & colonies, celle du métissage. La fin de la ségrégation aux États-Unis, la mondialisation, les migrations, construisent de « nouveaux territoires de la sexualité postcoloniale » avec, certes, la persistance d’une forme de prostitution (post)coloniale, à travers le tourisme sexuel, mais aussi la tentative de véritables relations érotiques et amoureuses. Les derniers chapitres du livre tentent, de façon pas toujours très convaincante, d’en tracer les contours, avec comme objectif la déconstruction du regard colonial et la reconstruction de l’ « autre » corps, à travers le travail de plasticiens venus de régions qui ont subi la colonisation.
Sexe, race & colonies pourrait se lire comme une encyclopédie. À condition toutefois que la profusion et la nature des images n’en cachent pas le sens. En face de tous ces corps non européens, dénudés, exhibés, humiliés, le lecteur (ou la lectrice) revêt les habits du colonisateur blanc. Dans un article consacré aux photos des tortures sexuelles infligées aux prisonniers d’Abou Ghraib, la photographie redoublant la torture par l’humiliation supplémentaire qu’elle inflige, Susan Sontag écrivait : « On ne peut pas séparer l’horreur de ce qui est montré dans les photos du fait horrible que des photos aient été prises —montrant ceux qui ont perpétré ces horreurs en train de poser, de jubiler autour de leurs captifs impuissants… S’il y a quelque chose de comparable à ce que montrent les photos d’Abou Ghraib, ce seraient quelques-unes de ces photos de victimes noires de lynchages prises entre les années 1880 et les années 1930, qui montrent des Américains hagards à côté du corps nu et mutilé d’un homme ou d’une femme noirs pendus, derrière eux, à un arbre. Les photos de lynchages étaient des souvenirs d’actions collectives que ceux qui y avaient pris part sentaient comme parfaitement justifiées ».
D’une certaine manière, Sexe, race & colonies, qui a donné lieu à de nombreuses protestations dès sa parution, semble alimenter cette pornographie coloniale qu’il vise cependant à déconstruire.