Sortir de la torpeur

David Grossman, Amos Oz : on associe fréquemment leurs noms. Outre qu’ils sont deux des grands romanciers israéliens d’aujourd’hui, ils appartiennent à un « camp de la paix » de plus en plus fragile. Avec d’autres, ils résistent à la « paralysie » qu’évoque David Grossman dans les interventions du recueil Dans la maison de la liberté, et à la « torpeur hypnotique » que déplore Oz dans Chers fanatiques.


David Grossman, Dans la maison de la liberté. Interventions. Trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche et Rosie Pinhas-Delpuech. Seuil, 174 p., 19 €

Amos Oz, Chers fanatiques. Trad. de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, 128 p., 10,50 €


On se gardera de confondre les deux recueils et plus encore de n’y voir que des plaidoyers de plus pour une cause perdue. Un point commun les unit cependant : les deux essayistes plaident pour une maison solide : « Qu’est-ce qu’une maison ? C’est un endroit dont les murs – les frontières – sont définis et reconnus ; dont l’existence est stable, solide et confortable ; dont les habitants connaissent les codes intimes ; dont les rapports avec les voisins sont établis ; un endroit qui dégage un sentiment d’avenir. » La définition que propose David Grossman ne correspond guère à ce qu’est Israël, une forteresse. Et l’écrivain d’ajouter, « si les Palestiniens n’ont pas de maison, les Israéliens non plus n’auront pas de maison ». Amos Oz ne disait pas autre chose dans l’un de ses précédents essais : Aidez-nous à divorcer ! Mais aujourd’hui, nul médiateur, avocat ou autre juriste n’aide à divorcer pour construire deux maisons. Et on verra plus loin quelles en sont les conséquences.

Chers fanatiques rappelle donc d’autres essais d’Amos Oz, dont le superbe Les Voix d’Israël, désormais effacé de sa bibliographie (on ignore pourquoi) et Comment guérir un fanatique ? Amos Oz a souvent dit ne pas utiliser le même stylo selon qu’il écrit un roman ou un essai. Mais l’ironie, commune aux deux genres, donne souvent le ton à travers ses réflexions sur le fanatisme, sur les diverses manières d’être juif aujourd’hui, ou sur la « gestion du conflit » que Grossman appelle d’un euphémisme connu de tout Israélien « la situation ». Oz aime le paradoxe, la conversation vive ; il aime la formule, jamais gratuite. Ainsi, quand il se dit « expert en fanatisme comparé » puisque enfant de Jérusalem, ville qui a toujours abondé en illuminés, il était lui-même un fanatique. Le mot d’ordre du fanatique pourrait être : « Ouvre la bouche et je la remplirai. »

Le fanatisme d’aujourd’hui, résume Oz, est quête d’une « rédemption instantanée ». Le fanatique est un « point d’exclamation ambulant ». Amos Oz ouvre des pistes pour immuniser contre cette maladie. La curiosité et l’imagination en sont deux, et l’on s’amusera du rapprochement qu’il établit entre ragot et littérature. Pas si vain que cela, et utile. Une histoire de chauffeur de taxi (catégorie professionnelle très typée en Israël) montre aussi comment pousser un raisonnement jusqu’à l’absurde peut désarçonner. « Le fanatique est celui qui ne peut pas changer d’avis et ne veut pas changer de sujet », écrit Churchill. Essayons cependant, en commençant par « contrôler le petit fanatique qui se cache en nous ».

David Grossman, Dans la maison de la liberté Amos Oz, Chers fanatiques

Amos Oz © Francesca Mantovani

La deuxième réflexion reprend un chapitre de Juifs par les mots, coécrit avec sa fille en 2004. Son titre est clair, sinon éclairant : « Non pas une lumière mais plusieurs. » Le laïc qu’il est se plonge dans les textes de la tradition juive et met en lumière le « gène anarchiste et virulent » au fondement du judaïsme. Aucune autorité ne peut l’emporter et, pour raviver ce qu’il écrit du fanatisme, l’étincelle créatrice ne peut exister que par la confrontation des contraires, sans cesse à l’œuvre dans l’Histoire juive : « On nous rabâche que l’union fait la force. De fait, notre force consiste à nous unir autour de notre droit à la différence. L’altérité n’est pas un mal passager, mais une bénédiction. La controverse ne constitue pas un élément de faiblesse, mais un élément essentiel pour stimuler la créativité. »

Amos Oz craint l’agressivité (et on le comprend !) mais pas la polémique. Et ce militant de la gauche a de quoi faire à droite… comme du côté des post-sionistes, des Juifs messianiques, soutenus (comme la corde soutient le pendu) par les évangélistes américains dans leur volonté de bâtir un troisième temple. Mais Oz combat aussi les ultraorthodoxes, qui refusent tout État. On lira le détail des arguments opposés à chacun, et sans dire qu’ils remontent à Mathusalem, disons qu’ils rappellent des échecs lointains, heureusement transformés en récits qu’on se raconte lors des repas de famille, pour les fêtes juives qui les commémorent.

Si le livre d’Amos Oz a une forme de légèreté, celui de David Grossman est marqué du sceau du tragique. Les essais publiés datent de 2008 à nos jours et sont donc hantés par la mort de son fils, Uri, au dernier jour d’une guerre contre le Hezbollah. Il écrivait alors Une femme fuyant l’annonce, roman de la nouvelle atroce qu’on ne veut pas entendre. Pour ce faire, Ora, l’héroïne, se protège en arpentant la Galilée avec un amour de jeunesse. Tandis que les rumeurs terribles liées à la « situation » parasitent un peu tout, elle raconte les « petits et grands moments de la vie » de son fils, s’attache aux nuances les plus ténues. Les détails la sauvent du bruit, des paroles excessives et intempestives. Le romancier s’est ainsi sauvé du pire chagrin, est sorti d’un « exil » en reprenant l’écriture de son roman, une fois les sept jours de deuil passés : « Aujourd’hui, après avoir écrit Une femme fuyant l’annonce puis Tombé hors du temps, je sais que, dans certaines circonstances, la seule liberté laissée à l’individu est celle de formuler sa tragédie dans ses propres mots, et non dans ceux que d’autres lui concèdent. Ou lui imposent. »

Les réflexions de Grossman portent sur la « situation », sur les derniers développements de la politique nationale, mais aussi sur ce que la Shoah nous apprend. Il les présente lors de remises de prix ou de rencontres, en particulier en Allemagne. L’événement traumatique que représente le génocide est à comprendre au présent. Il faut ou faudrait qu’il serve d’« efficace signal d’alerte éthique » et cela, l’œuvre littéraire seule le permet, parce qu’elle décrit l’intime, le singulier.

David Grossman, Dans la maison de la liberté Amos Oz, Chers fanatiques

Grossman prend exemple sur À pas aveugles de par le monde, le roman de Leïb Rochman, afin de montrer comment l’écrivain yiddish a triomphé des obstacles : « Pour les artistes, il s’agit d’une responsabilité insigne : celle de présenter les faits de façon honnête, sans manipulations ni sentimentalisme. Sans vulgarité ni grossièreté. Il est très difficile de plonger dans ces abysses, dans le lieu où toutes les consciences se sont perverties, et d’illustrer le chaos total qui s’est produit là-bas. » L’écrivain peut comprendre de l’intérieur ce qu’est le tueur ou celui qu’il assassine, se demander par la fiction ce qu’il aurait fait s’il avait vécu l’événement. Lui seul le peut, transformant la cynique « statistique » de Staline sur les millions de morts en une histoire individuelle. En écrivant, Grossman crée des « cellules […] de libre volonté, d’individualisme et d’idiosyncrasie au cœur même d’une réalité caractérisée par l’arbitraire, la coercition et l’exclusion ».

Il y a deux manières de lire les interventions de Grossman. La première est pessimiste, inquiète. On constate avec lui qu’en Israël, on ne peut faire de projets à longue échéance. L’impression de survivre est la plus forte, et pire, « Israël a échoué […] à guérir l’homme juif de son amère perception fondamentale : celle de ne s’être presque jamais senti chez lui dans le monde ». La « mélodie lugubre » qui prévaut en ce moment n’augure rien de bon. On l’entend et la supporte, année après année, signe que le pays a perdu cette « étincelle » de créativité qui caractérisait l’esprit israélien et que la droite au pouvoir a fait perdre, acculant le pays à « la stagnation ».

Mais le romancier écrit certaines de ces phrases terribles dans un discours consacré aux relations entre son pays et l’Allemagne pour rappeler combien la réconciliation semblait impossible. Elle a eu lieu. Pour qu’une autre réconciliation soit aujourd’hui possible, il faut qu’Israël parvienne à « réécrire son récit » au Moyen-Orient, avec ses voisins, ceux qui n’ont pas encore de maison, en particulier. Cela prendra du temps, mais peut-on envisager autre chose ?

Tous les articles du numéro 67 d’En attendant Nadeau